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dimanche, août 02, 2015

L'autre femme



Une femme invisible se pense en chaque homme. C'est, dans notre existence ordinaire, une autre vie en dormance. Qu'elle affleure notre conscience et, aussitôt, notre sommeil se surnage et flotte, à demi-éveillé, sur le courant d'une plus haute nuit. Le visage sans visage de cette femme est en nous, haut penché sur notre profondeur, comme cet arrière-fond caché du ciel où, sans pourtant le voir, nous sentons dans notre regard palpiter un cosmos. Son silence submerge des immensités. Son incandescence, pour nous lointaine, transperce la béance de l'espace et, nous touchant enfin, fond la glace qui durcissait nos rives.
  Les anciens la vénérèrent sous le nom d'Isis et gravèrent, à Saïs, cette formule sur le pavé de son temple: Je suis tout ce qui a été, qui est, et qui sera. Nul d'entre les mortels n'a encore soulevé mon voile. Beethoven la fit encadrer et l'avait sous les yeux quand il s'installait à son bureau. Quelques poètes et adeptes approchèrent des mystères qui la voilaient. Certains se réclamèrent de son ordre, d'autres en reçurent une vision. Leurs noms comme leurs œuvres sont toujours célébrés, et justement.
  C'est pourtant vers une figure marginale de la poésie, vers celui que ses amis surnommaient "le capitaine", ce "cher Hencke", c'est vers Hendrik Cramer que je reviens invariablement, et le plus pensivement, lorsque le voile de la vision semble s'aviver sous le frémissement d'un souffle. En décembre 1941, les Cahiers du Sud publièrent deux de ses textes, les derniers imprimés du vivant de Cramer, avant sa disparition, trois ans plus tard, dans un camp de concentration. Théâtre, le second de ces deux contes, débutent par une évocation saisissante:
  Au-dedans de la terre, sous les pas de chacun de nous, habite une femme qui a vécu d'innombrables vies. Elle repose telle un bloc noir dans la crypte du sommeil. Sa respiration est imperceptible comme celle des plantes, celle de l'espace. Sa vie n'a peut-être ni plus ni moins de réalité que la vie apparente d'une statue couchée qui exprime notre conscience la plus profonde. [...]
  La femme est allongée dans l'abîme comme une dormeuse éveillée. Son sommeil est veille, sa veille sommeil. Nous sentons que ses yeux mi-clos cachent le secret de notre être, mais qu'il ne nous est pas donné, au moins durant la vie, de lire en eux.
  La limpidité impénétrable de ces images transfuse l'esprit d'une transe éveilleuse. Il faut les contempler à intervalles irréguliers pour que leur pouvoir évocateur ne se corrompt. En elles, la calme étendue d'une mémoire primordiale, soumise à leur influence, semble s'ouvrir à notre regard intérieur. Un souvenir y somnole encore. Les contours d'un visage se précisent; puis, un regard lentement apparaît et trouve le nôtre avec la force d'une révélation.
   En chaque homme règne une nuit secrète.
  La vision de Cramer se surimpressionne, dans mon esprit, aux formules alchimiques latines que Jung grava de sa main sur une pierre en grès et qu'il éleva, pour son soixante-quinzième anniversaire, devant sa tour, à Bollingen. Y transparaît au grand jour, cette même tonalité secrète, cette vie obscurée qui, dans l'homme, prend le visage lumineux, parmi toutes les femmes, d'une seule femme:
  Je suis orpheline, seule; cependant on me trouve partout. Je suis Une, mais opposée à moi-même. Je suis à la fois "adolescent" et "vieillard". Je n'ai connu ni père, ni mère parce que l'on doit me tirer de la profondeur comme un poisson ou parce que je tombe du ciel comme une pierre blanche. Je rôde par les forêts et les montagnes, mais je suis cachée au plus intime de l'homme. Je suis mortelle pour chacun et cependant la succession des temps ne me touche pas.
  En chaque homme est une intensité errante qui recompose, femme après femme, le visage d'une seule. Inaccessible. Cruellement proche.
  Chacune d'entre elles la lui rappelle.
  Toutes lui sont un exil.

   Image : Helen Surman "The occult fiction of Dion Fortune" de Gareth Knight