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jeudi, décembre 12, 2013

L'homme qui marchait sur la lune

Howard McCord, 1959

« A quel degré du réel la réalité
doit-elle se hausser avant de devenir
crédible à nos yeux ? »


Unique roman du poète Howard McCord, « L’homme qui marchait sur la lune », réussit une méditation vertigineuse sur le mal, le sacré, ou la réalité de l’illusion. L'entretien suivant fut publié dans les pages du Magazine des livres (N°33), aujourd'hui défunt, en décembre 2011/janvier 2012. En voici la version complète.

S’il est relativement fréquent, en littérature, de voir l’Amérique donner naissance à une portée de deux ou trois loups blancs par génération, il est par contre beaucoup plus rare que ceux-ci mettent bas une oeuvre du même poil. « En littérature seul ce qui est sauvage nous attire, nous avait déjà prévenu Thoreau. Un vrai bon livre est quelque chose d’aussi naturel, primitif, sauvage, d’aussi mystérieux et merveilleux, d’aussi ambrosiaque, d’aussi prolifique qu’un lichen ou un champignon ». Ou une montagne, aurait pu ajouter l’ermite de Walden. Une montagne baptisée La Lune « …en partie prise dans une autre dimension…», précise Howard McCord, dont « L’homme qui marchait sur la lune », salué par une critique unanime, est un chef d’oeuvre d’une noire brillance. « J'ai reçu ce livre un peu comme un ovni, explique Jacques Mailhos, son traducteur. Un ovni chargé de nouveauté, d'efficacité, de beauté et de profondeur. En (le) traduisant, je me suis souvent répété que le paysage littéraire (français, du moins) serait plus enthousiasmant s'il abritait davantage d'auteurs écrivant ainsi avec un fusil de précision…dans la pureté balistique de la trajectoire de chaque phrase, le calibrage parfait des mots, le zéro de la lunette de visée impeccablement réglé sur la cible… »

Soliloque d’une grande puissance évocatrice, fascinant voyage au coeur de la psyché humaine, poétique des espaces sauvages et méditation sur la marche en solitaire, la guerre, le sacré ou la métaphysique des armes, le roman de McCord est nourri d’un vécu transcendé par son imagination et servi par un art irréprochable de conteur. Quatre ans après sa sortie, et au moment où une version poche prolonge sa très belle lancée, (20 000 exemplaires en France), Howard McCord (79 ans) revient sur la genèse d'un livre culte.

En vous penchant, récemment, sur vos premiers pas en littérature, au début des années cinquante, vous remarquiez: “…Le thème du solitaire au coeur d’un espace mental sauvage me fascinait. "L’homme qui marchait sur la lune" fut la culmination de ce thème en fiction. » D’où tenez-vous cette fascination ?

J’ai réalisé très tôt que la solitude était, en essence, celle de la condition humaine. De nature plutôt timide, j’étais entouré d’une famille très aimante et de quelques amis. Parce que je vivais à plusieurs kilomètres d’eux, il pouvait s’écouler plusieurs jours sans que je ne voie personne d’autre que mes parents et ma soeur, de presque quatre ans plus jeune. Je pris ainsi l’habitude d’être seul et de vagabonder. Ma première longue histoire remonte à 1939-1940. Je racontais à ma soeur les aventures du « petit homme » qui possédait une forteresse dans les montagnes Franklin. Leur présence se profilait à l’horizon, mystérieuse, attirante. J’éprouvais une sensation tenace d’isolement – non pas d’une manière pathologique -, mais avec cette conviction que mon contact avec le monde différait de celui des autres. Même si je ne doutais pas de leur existence, je ressentais la mienne comme distincte de la leur. Le monde était simultanément merveilleusement mystérieux et rempli de clarté, à l’image des pensées qu’il m’inspirait. Mon esprit possédait également un espace naturel sauvage, fait de recoins dérobés et de massifs lointains. J’ai découvert son territoire grâce aux livres et aux montagnes, deux champs d’expériences réunis en moi. Cela me fascinait. Les quelques amis de lycée avec qui je partageais ma passion de la montagne ne partageaient pas celle des livres, aussi cette partie de ma vie s’intériorisa-t-elle, devenant mon jardin secret. Lorsque je considère l’écrivain que je suis, je vois un explorateur, non un créateur. Si j’adopte d’autres voix que la mienne pour raconter ces explorations, le focus principal demeure toujours mon propre cheminement, celui d’un « je » interrogeant ses propres perceptions.

« L’homme qui marchait sur la lune » est votre unique roman. Quelle en fut la genèse ?

Un matin, ce devait être en 1980, je me suis réveillé avec l’image d’un homme gravissant un arroyo, tout en ajustant son sac, attentif à ses pas dans l’obscurité qui précède l’aube…Je me suis demandé où il allait, pourquoi, et qui il pouvait bien être. La plupart de mes nouvelles et poèmes débutent ainsi, par une phrase, une image. Je n’ai jamais une idée claire de la suite. Je me contente de suivre le chemin qui se dessine. Et plus j’avance, plus les détails s’accumulent en réduisant peu à peu le champ des possibilités. L’homme, ses souvenirs et son identité ont pris ainsi corps en même temps que le paysage. Son histoire était une apologia pro vita sua, une évasion en même temps qu’une quête. L’homme la racontait pour conjurer son isolement. C’est ainsi que tout a commencé. J’écrivais à la machine, à mon bureau sur une Selectric, et sur une Royal 440, chez moi. Arrivé à une cinquantaine ou soixantaine de feuilles, je les ai mises de côté. J’ai alors sollicité une bourse auprès du Fonds national pour les arts, qui me l’a accordée en 1983, en se basant sur le manuscrit. J’ai très peu avancé après ça, jusqu’au jour où une carte de la romancière Jaimy Gordon - elle avait fait partie de la commission littéraire à m’attribuer la bourse -, m’est parvenue. Elle me demandait : « Qu’est-il arrivé à ce type ? » Après toutes ces années, elle n’avait pas oublié mon histoire. Sa question m’a incité à m’y remettre. Une fois le roman terminé, je l’ai envoyé à Jaimy qui l’a aimé. Elle m’a alors suggéré de l’adresser à son éditeur. Ce que j’ai fait : il l’a accepté. Voilà l’histoire… J’ignore vraiment pourquoi j’ai laissé ce manuscrit en jachère aussi longtemps. Je devais être absorbé par autre chose.

Georg Gudni (1961-2011)

William Gasper, le narrateur principal du roman, est un assassin autant par nature que par profession. L’austérité de sa philosophie reflète la mystique d’un anarchiste solitaire. Qu’est-ce qui, dans cette figure, vous a captivé et inspiré ?

Dès que la vision de Gasper, marchant dans le silence de l’arroyo, m’est apparue, dès que je me suis mis à le suivre, j’ai été sous l’emprise de sa voix. Elle était calme, ouverte, assurée. Il confiait sans détour ses pensées. Plus tard, je me suis avisé de ce qu’une telle transparence pouvait camoufler. Au moment où j’écris un paragraphe ou une phrase, rappelez-vous, je ne dispose jamais que de quelques bribes de l’histoire. Les pensée et actions de Gasper me fascinaient. Même si je savais que j’en étais le créateur, l’histoire se révélait comme d’elle-même. Davantage qu’un démiurge, j’en étais l’observateur. Je travaille toujours ainsi. C’est un processus que je trouve enivrant. Mais peut-être cela explique-t-il aussi pourquoi il m’a fallu si longtemps pour achever ce livre. Toute préparation se déroule, pour une grande part, à un niveau inconscient, et il n’y a rien que je puisse faire pour la forcer. J’avais envie de poser des questions au lecteur. Nous possédons des termes comme assassin, tueur, sniper, meurtrier - tout un nuancier qui va de l’homicide le plus haineux au plus justifiable, voire accidentel -, comme nous disposons d’une palette de perceptions, d’états de conscience et de degrés différents d’intelligence, à l’image de notre réalité physique : depuis l’atome jusqu’aux univers multidimensionnels, sans parler des champs totalement abstraits des mathématiques et du langage. La vie ordinaire ne recouvre qu’une infime fraction d’une totalité que nous savons infiniment plus vaste et complexe. Gasper aime l’ambiguïté inhérente de ces questions. Il y avait là comme un paradoxe à entendre sa voix, calme et raisonnable, parler d’un univers aussi vertigineux.

Cette notion de complexité transcendante, symbolisée par la Lune, une montagne aride où l’ordinaire cohabite avec le sacré, est au coeur même de votre roman. Dans quelle mesure, l’espace sauvage dans lequel vous avez grandi, a –t-il contribué à façonner votre regard de poète ?

J’aime la montagne, elle fait depuis toujours partie de mon paysage. Toutes ces parois et crevasses, ces canyons et recoins cachés, stimulent mon imagination. Et ce secret qui émane d’elle. Comme notre esprit. J’ai commencé à parcourir la partie basse des Flanklin à onze ans. Quand j’en ai eu treize, j’avais gravi son plus haut sommet et découvert une étrange caverne que peu, j’en suis sûr, connaissent à ce jour. Je consacrais le reste du temps à dévorer autant de livres que je le pouvais. Je ne l’aurais probablement pas dit ainsi à l’époque, mais je m’aperçois, aujourd’hui, qu’il y avait, d’un côté, le monde de l’information, des mots, des livres - et à un degré moindre, le monde des gens -, et de l’autre, celui des montagnes où culmine la réalité. En montagne, la médiation des mots n’existe pas. Il n’y a que leur présence, immédiate. J’aimais cet accès direct. La nature ne tolère pas d’interférence. Je savais qu’elle ne me haïssait ni ne m’aimait, pas plus qu’elle ne me prêtait attention. Pour pénétrer sa dimension, il me fallait d’abord connaître et obéir à ses exigences. Grimper en solo intégral, comme je le faisais avec mes amis, vous l’enseigne très vite. Gasper avance également sans corde. Et lorsque vous n’avez pas de corde, vous répondez aux exigences de la paroi rocheuse ou c’est la chute. La complexité transcendante, telle que je la conçois, est cette mystérieuse échelle d’une réalité qui va de l’infiniment petit à l’univers pris dans sa totalité, le tout relié à la conscience et à son historique au cours de l’évolution. Cela crée une musique complexe. Il ne s’agit peut-être que d’une musique. Répétition. Variation. Mon vieil ami, Theodore Enslin, me dit que c’est tout ce que la musique est. Et il sait de quoi il parle ! Ce que j’avais sans doute à l’esprit, en écrivant mon roman, se rapprochait, en physique, d’une théorie unifiée de champ [expliquant la nature et le comportement de toute la matière, NDA] avec, bien sûr, les omissions que toute histoire, et la plupart des théories, comportent inévitablement. Cela en faisait sans doute trop pour une simple histoire, mais c’était la seule que je connaissais. La montagne me l’a raconté.

Comment expliquez-vous le succès de votre roman en France ?

Je suis enchanté et quelque peu mystifié. Aux dernières nouvelles, entre l’édition française et la québécoise, le tirage atteindrait les 23 000 exemplaires. Soit environ dix fois l’édition américaine. Aux USA, la critique a vu dans ce roman une aventure un peu étrange, fantaisiste. En France, il a été perçu tel que je l’avais initialement conçu : comme un conte psycho-philosophique. Je crois que la majorité des lecteurs français l’ont compris ainsi. En l’écrivant, un si grand nombre des livres qui étaient présent à mon esprit, étaient d’ailleurs français [« Le mont analogue » de René Daumal, notamment, NDA]…La philosophie occupe sans doute une place plus importante dans les écoles françaises que chez nous. J’ai lu les philosophes dès mon plus jeune âge et suivi, avant ma license, autant de cours dans cette matière, en plus de l’anglais et de la littérature américaine, que j’ai pu. On m’avait accordé une bourse d’études avancées en philosophie, mais je l’ai refusée pour me consacrer, à la place, à la littérature. J’avais le sentiment que l’approche universitaire de la philosophie serait bien plus confinée que l’étude littéraire. J’ai toujours préféré le royaume de l’imagination à celui de la raison.

Nombreux sont les écrivains qui, au début de leur cheminement, font une rencontre marquante avec un livre ou une oeuvre. Vous souvenez-vous d’une figure particulière?

J’étais un jeunot (19 ans), sans aucune connaissance de la littérature contemporaine, lorsque que mon premier mentor, Lafayette Young, dont j’avais découvert la librairie en me baladant dans San Diego, m’a parlé de l’oeuvre de Kenneth Patchen. Sleepers awake, son recueil de poèmes, maniait la typographie, la mise en page et le mystère du sens, d’une manière que je n’avais jusqu’alors jamais expérimenté. Son roman : Le journal d’Albion Moonlight, à la fois inventif et sinistre, demeure à mes yeux un modèle du genre. Avec Patchen, j’avais l’impression de découvrir une liberté de langage qui permettait de tout dire ou presque. La gamme de l’expression littéraire se révélait être infiniment plus riche que je n’avais pu l’imaginer. J’éprouve encore beaucoup de respect pour son intuition et son génie.

The Journal of Albion Moonlight de Kenneth Patchen

Votre oeuvre, principalement constituée de poèmes, couvre une période d’une cinquantaine d’années. Quel regard posez-vous, aujourd’hui, sur la poésie ?

La poésie a toujours été synonyme de liberté. Elle l’est encore. Lorsque j’écris ou que je lis, la fatalité humaine cesse d’exister. J’ai connu la chance tout au long de ma vie. Ne manquant ni d’un toit ni de nourriture, je n’ai jamais eu l’impression de devoir me battre pour exister. J’ai échappé aux luttes et à la terreur. J’ai rarement été malade et lorsqu’il m’arrivait de l’être, je me suis toujours relevé. Je reste fort. Sans fuir la vie pour l’art, c’est pour moi un enchantement et une grande liberté de me trouver sous l’emprise de l’imagination, occupé à couvrir la page de mots ou à les savourer, un livre en main.

Le choix d’une narration à la première personne du singulier, est l’un des points forts de votre roman. Cela induit une sorte de rythme hypnotique, d’intériorité oraculaire, particulièrement envoûtante. D’une puissance similaire est la présence magnétique et lointaine de La Lune, la montagne où nous entraîne William Gasper.

J’emploie cette technique narrative dans la plupart de mes fictions. La voix m’intéresse pour la musique qu’elle produit au fil de l’histoire. J’aime l’ambivalence qu’offre, pour le lecteur, un tel procédé. Je tenais à ce que William Gasper vous apparaisse comme un témoin lucide, honnête, de ses propres perceptions, un reporter sensible au monde qui l’entoure, et ceci dans le but de vous entraîner, graduellement, à accepter comme réelles des perceptions de plus en plus insolites. Je voulais repousser la frontière qui sépare, pour chacun, la réalité de l’illusion. Des hypothèses métaphysiques communément admises sont ébranlées par ce que nous révèle Gasper. Loin de l’ignorer, il en discute, et cela vous entraîne, du moins je l’espère, dans un état d’intéressante incertitude. Nos sens ne filtrent jusqu’à notre conscience qu’une minuscule parcelle de la réalité. Intellectuellement, nous le savons et pouvons, grâce à l’extension des sens qu’offre, aujourd’hui, la technologie, obtenir une meilleure vue d’ensemble. Mais même cela demeure encore incomplet. Il m’aurait été difficile de situer cette histoire dans une ville saturée de turbulences psychologiques. C’est pourquoi, pour ce pèlerinage solitaire, j’ai fait le choix d’un lieu calme et isolé : celui de La Lune. Même si vous êtes seul, les autres sont toujours là, quelque part, à participer. Qu’est-ce que le sacré sinon la rencontre avec l’autre ? Est-ce au final, un conte philosophique ou religieux ? A quel degré du réel la réalité doit-elle se hausser avant de devenir crédible à nos yeux, lorsque l’on sait que tout ce nos sens mesurent n’en laisse transparaître qu’une infime fraction? C’est ce genre de questions que la narration devait véhiculer pour le lecteur. Je cherchais à créer une prose musicale propice à ces réflexions.

Y a-t-il un aspect essentiel du roman que la critique, selon vous, a négligé d’approfondir ?

Puisqu’il s’en est trouvé plusieurs pour dire qu’il s’agissait d’un conte philosophique, quelqu’un aurait pu sans doute se pencher davantage sur la philosophie en question. William Gasper sait que sa perception et son expérience du réel divergent du modèle courant. Il a été le témoin de phénomènes que l’entendement commun déclarerait appartenir à un autre monde. Même si Gasper ne peut se l’expliquer, toutes ces expériences sont si nettes et directes qu’il lui est, dès lors, impossible de les réduire à de simples fantaisies ou des excroissances du réel. Elles appartiennent au réel, quoique cela soit. Merleau-Ponty remarquait que nous ne pouvons être certains de ce qui, au juste, crée nos perceptions. Même avec tous les admirables prolongements de nos sens, via la technologie moderne, notre ignorance reste absolue. Par nature, Gasper est un moniste : quoi qu'implique la conscience, c’est une portion du vaste continuum de l’univers, aussi incompréhensible que cela soit pour nous. Gasper comprend qu’il n’existe pas une méthode supérieure à une autre pour résoudre le mystère. La nature est un poème, déclarait Thomas Huxlex, probablement dans un moment d’étourdissement, mais pour Gasper la poésie et la science sont une. Il sait qu’il n’est pas le seul à vivre des instants de transcendance. Au fond, il apprécie le mystère que sa propre existence lui offre et le célèbre en la racontant. Je ne lis plus guère la philosophie, par contre j’ai une passion pour les biographies de philosophes. Comme les mathématiciens et les physiciens, ce sont des artistes hors du commun, même s’ils demeurent, pour la plupart, invisibles pour le reste du monde. Comme des snipers embusqués dans la montagne.


L'homme qui marchait sur la lune
Howard McCord
Traduction de Jacques Mailhos
Editions Gallmeister (2008)