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dimanche, décembre 30, 2007

Carnet de Berlin 4


Les musées ressemblent à des casernes culturelles : gardiens en uniformes, contrôle du laissez-passer, dans ces murs flottent un ennui insaisissable, une subtile déperdition de vie. A l’Altes Museum, ce haut vaisseau de pierre fracassé par les remous de 1945, aujourd’hui tranquillement amarré à l’île des musées, on retrouve tout cela avec en plus, le grincement lent du plancher sous les pas, le silence électrique des lumières baignant les murs des grandes salles et, bien sûr, sur trois étages, les légions de peintures que l’on longe, rang par rang, comme une revue de garde.

Ici, pourtant, dans la salle 3.06, l’atmosphère est imperceptiblement plus légère et dense à la fois. Ce soir, dans la salle dévouée à Caspar David Friedrich (1774-1840), quinze de ses toiles tiennent le regard captif d’un silence singulièrement vivant. D’autres peintres possédaient une technique et un sens du paysage aussi développés que Friedrich. Carl Blechen ou Karl Friedrich-Schinkel, dont les œuvres avoisinent les siennes au même étage, rivalisent de savoir-faire et de sensibilité. Ce qui distingue Caspar Friedrich de ses contemporains pourtant, ne relève ni d’une maîtrise ni d’un « romantisme du paysage » dont il serait le chef de file. Ce qui rend son art inimitable et interdit au visiteur d’aujourd’hui de le réduire à un genre éculé ou daté, ce qui frappe dans les peintures intemporelles de la salle 3.06, c’est quelque chose que nous portons tous et que très peu développe : un regard, - autrement dit, son degré de conscience, et plus précisément encore : sa capacité intérieure de vision.

Quand certains peintres privilégiaient une vision naturaliste du monde, familière à chacun, d’autres l’exploration de mythes et de folklores, Caspar Friedrich, lui, dépassait le familier sans en bouleverser l’apparence. Aussi réaliste soit-elle, sa peinture n’en libère pas moins un passage vers une dimension intérieure essentielle, une dimension originelle de l’être. Si l’homme ou la femme occupe parfois le centre de la toile, ce n’est jamais de face, mais de dos, nous plongeant ainsi plus loin au cœur d’un paysage de solitude, dans une profondeur silencieuse identique à la dimension d’intériorité d’un moine, d’un poète, d’un pèlerin du vide.

Des quinze toiles exposées dans la salle, on peut détacher la très taoïste : Le moine au bord de la mer (1809), Crépuscule en bord de mer (1822), Abbey in the Oakwood (1809-10), méditations silencieuses devant la solitude, requiems de l’esprit, visions recueillies au bord du monde, avant sa disparition ou la nôtre. La géographie de ses paysages peints repose dans une atemporalité cosmique. L’œuvre devient ainsi le seuil vivant d’un dépassement, d’un glissement hors du territoire familier vers un espace inidentifiable, vaste et inépuisable. « Le grave est la racine du léger ; le calme est le maître du mouvement. » écrivait Lao-Tseu, en parlant de la Voie, du Tao, ce "...grand vide qui n'est pas le néant", sans se douter que ses paroles décriraient exactement les impressions d’un visiteur du XXIe siècle, face aux toiles de Caspar David Friedrich.



lundi, décembre 17, 2007

Carnet de Berlin 3

Coiffeur Damen Salon… Satelliten Center… Zentrum... je marche, le regard happé par les enseignes, je me mêle aux mouvements des rues, le pas intuitif, le regard vagabond, un instant captif d’un visage, d’un vol de corneilles au-dessus d’un immeuble de verre, des wagons jaune orangé du métro aérien ou encore de cette étonnante vision qui m’attend au cœur d’un cimetière de l’ancien Berlin-Est.
La grille franchie, en quelques pas, ce jardin des morts prend soudain l’allure d’un parc domaniale abandonné. Des dalles brisées par la lente reptation des racines, gisent sous les algues des herbes folles, plusieurs tombes sont devenues inaccessibles sous la broussaille, les noms sont illisibles, je déchiffre pourtant quelques dates:
1888-1914
avril 1945, 1955
Sonja
Winter
Seel
Familie Loss
Gest. in Russland
Unvergessen

Je remonte le sentier de terre bordé de bouleaux, effarouchant un lapin qui détale entre les tombes. A l’extérieur, bloquant la vue, ces barres d’immeubles verticales et horizontales, comme une seconde enceinte autour du mur du cimetière. Aux balcons, des disques lunaires interrogent un instant mon regard. Vestiges d’un culte primitif ? Déco futuriste ? Antennes paraboliques, tout simplement.

En retrouvant plus tard la ville des vivants, ce frémissement tellurique parfois, sous la plante des pieds, un souffle chaud et métallique s’échappant des grilles d’aération au passage du métro souterrain. Me frappe l’ampleur des avenues, les colossales proportions architecturales, la démonstration de puissance qui s’en dégage et qui se démasque en remontant Unter den Linden : cette orchestration de pierre est d’abord exaltation impériale, volonté victorieuse, orgueil national, - la signature du passé d’un peuple dont je croise les héritiers, comme moi, silencieux et attentifs, parmi les vestiges du site « Topographie de la terreur », ce musée à ciel ouvert situé à l’ancienne adresse du siège de la Gestapo. A quelques pas de là, quelques promeneurs arpentent une longueur intacte du « mur ».



samedi, décembre 08, 2007

Carnet de Berlin 2


Dans Der himmel über Berlin (les ailes du désir), Wim wenders filme un Berlin peuplé des voix intérieures de ses habitants, comme un raccourci métaphorique saisissant d’une division et d’un isolement alors symbolisé par le Mur. Ville mémoire, capitale dont l’histoire s’écrit aujourd’hui avec l’élan de ce slogan commercial sur l’Alexanderplatz : Make the most of now -, Berlin continue de faire entendre ses voix au promeneur.
Des paroles de Rosa Luxembourg, inscrites en lettres dorées sur le trottoir, le regard glisse plus loin sur trois pavés gravé des noms d’habitants déportés et assassinés dans les camps de la mort. Plus loin encore, sur le sentier des visionnaires, voix de poètes se mêlent à celle d’hommes politiques, dont celle de Vassil Levski : The time is in us, and we are in the time ; it transforms us and we transform it ; et Jaroslav seifert : He who seeks is awaited. He who waits is only found, auxquelles semblent répondre, ailleurs, tracés sur un mur à la bombe, ces graffitis : No border no nation et redesign yourself… Partout dans la rue, le langage assaille le regard du promeneur et pourtant, ici, c’est le silence des passants qui frappe le plus souvent.

lundi, décembre 03, 2007

Carnet de Berlin 1

On quitte sa vie, son couple, son appartement, pour écrire un roman à Berlin. On part à l’étranger pour poursuivre une histoire, mais en vérité on ne s’éloigne ni pour imaginer la vie d’un autre, ni pour écrire un livre.

On choisit la solitude pour rompre avec d’anciennes formes, on vient ici pour s’avancer seul à travers l’informe ; des jours entiers on cesse d’attendre, de vouloir, d’inventer, de s’impatienter. Peu à peu, quelque chose arrive, on n’écrit toujours rien, la page reste blanche, mais à présent, on ne se concentre plus avec effort, comme auparavant, pour avancer: désormais, on se livre à cette avancée qui se fraie un passage en nous, on s’ouvre dorénavant à cette traversée qui nous emporte, nous oriente, nous conduit, on ne sait vers quoi ni où, nulle part peut-être, - le risque est toujours là, il n’y a aucun signe rassurant, nulle certitude -, quelque chose arrive cependant.

Peu à peu la vie se met à ruisseler au creux des sillons vides. Quelque chose arrive. Sans rien voir encore, le regard s’éclaire. Sans prendre forme, une force palpite. A cet instant, à cette seconde, on accepte, on est face à face avec le rien, on accepte d’être un homme inutile, vivant au bord du vide, dans la solitude et le silence, face à face avec ce rien sans lequel, pourtant, rien de vrai ne peut réellement émerger, rien de vivant ne peut véritablement être.