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lundi, octobre 27, 2014

L'outre chemin


     A partir de quel moment comprend-t-on que l'on est poète? Je ne suis certain que d'une seule chose: on le comprend avant même d'avoir crée une œuvre. On le sait quand on n'est encore rien ni personne. Cette phrase vide indique pourtant un point d'ancrage originel. Une matrice sans laquelle, quoique l'on fasse, même avec talent, tout reste privé d'incandescence.
     Le poète est quelqu'un qui n'est plus personne, c'est une force en mouvement comme l'oiseau encore sans plumage, tapis dans l'immobilité du nid, est un vol en puissance. Les livres que l'on publie plus tard ne font pas nécessairement de vous un poète. On cesse souvent de l'être au moment même où, l'œuvre dans ses mains, sa photo dans un magazine, on échange la vision de la poésie contre un reflet avantageux, une cage dorée dans le zoo culturel.
     Toute pose est une imposture. On succombe tous à cette séduction. Certains figent la pose jusqu'au bout. On les décore comme il convient de le faire des statues d'un musée. D'autres sont possédés du besoin de s'en libérer. Ils marchent sans un socle sous les pieds. Ils s'orientent en silence vers cette brûlante béance en eux. Ils regagnent leur nuit natale. Parmi eux, la plupart succomberont à la beauté sauvage de leur plumage noir. Leur non-pose sera visible de loin (ils y veilleront). Seul un petit nombre éprouvera le besoin de se libérer de cette "non-pose poseuse". Et de poursuivre seul, hors de tous chemins,  l'"outre-chemin", celui qui exige de se quitter. On y accède en ne se retenant plus à rien.

jeudi, mai 01, 2014

Secrète épiphanie de l'être


J'ai quitté l'école à sept ans. A cet âge, je me connaissais suffisamment pour comprendre que je n'étais pas là à ma place. A sept ans, j'étais déjà l'homme que je suis aujourd'hui. Nous sommes tous ainsi. Les heures de classe m'enseignaient l'ennui. L'ennui est un jour de grève de la vie. C'est un voyage annulé, à bord d'un train qui, sans avancer ni jamais quitter le quai, nous emporte loin de nous avec une lenteur crucifiante.

J'ai fait alors tout ce que les enfants font lorsque l'ennui se mêle de conduire leur vie à leur place: j'ai sauté en marche; je suis revenu à ma vie par le plus court chemin qui soit: par un regard...Un cèdre s'élevait dans la cour d'école. Depuis la fenêtre de la classe, je contemplais souvent le calme balancement de ses branches dans le vent. Sa présence abolissait l'ennui. Un arbre est presque assez grand pour contenir la vie entière d'un enfant de sept ans, d'un écolier un peu distrait, absent, la tête dans les nuages (commentaires des professeurs sur le bulletin de notes).

Je pensais à cela, récemment, tout en gravissant le versant nord du Devil's Mother, en Irlande. Pour adoucir l'effort du dénivelé, je m'étais mis à suivre le cours sinueux de la Glenanane River, une belle rivière de montagne qui court et cascade sur des pierres sombres, bordées de bruyère. Un nuage bas s'était refermé sur moi, m'isolant de la vallée en contrebas. Je marchais dans un étrange silence. Des embruns perdus se pressaient en vagues verticales vers le sommet. La tête dans les nuages. Le souvenir lointain de cette appréciation professorale avait soudain percé ma conscience. Dans leur curieuse ignorance, les secrétaires du savoir en savent parfois plus qu'ils ne le pensent. Si, à sept ans, au sens figuré, j'avais bien la tête dans les nuages, aujourd'hui, je l'avais réellement au sens propre. Je marchais à l'intérieur d'un nuage!

Mon champ de vision ne dépassait pas une dizaine de mètres, au-delà desquels commençait quelque chose d'intangible. Le champ se déplaçait avec moi comme un spectre optique.  Des présences impalpables, un sorbier fantomatique, une buée de rochers, un ectoplasme de mouton, affleuraient, parfois, sous la brouillasse du visible. La réalité s'était doublée de cette atmosphère d'invisibilité, singulièrement intime et envoûtante, que l'on peut ressentir en cheminant sous une chute de neige. Une équation subtile se résolvait brusquement avec simplicité: je marchais dehors à l'intérieur de moi. Les frontières identitaires avaient toutes été levées. Je percevais le glissé silencieux du nuage comme un prolongement de mon propre silence. J'éprouvais une secrète épiphanie de l'être. A sept ans, j'avais la tête dans les nuages. A quarante-cinq, ma tête était devenue un nuage. Je m'étais rejoins.