Une femme invisible
se pense en chaque homme. C'est, dans notre existence ordinaire, une autre vie
en dormance. Qu'elle affleure notre conscience et, aussitôt, notre sommeil se
surnage et flotte, à demi-éveillé, sur le courant d'une plus haute nuit. Le
visage sans visage de cette femme est en nous, haut penché sur notre profondeur,
comme cet arrière-fond caché du ciel où, sans pourtant le voir, nous sentons dans
notre regard palpiter un cosmos. Son silence submerge des immensités. Son incandescence,
pour nous lointaine, transperce la béance de l'espace et, nous touchant enfin,
fond la glace qui durcissait nos rives.
Les anciens la vénérèrent sous le nom d'Isis
et gravèrent, à Saïs, cette formule sur le pavé de son temple: Je suis tout ce qui a été, qui est, et qui
sera. Nul d'entre les mortels n'a encore soulevé mon voile. Beethoven la
fit encadrer et l'avait sous les yeux quand il s'installait à son bureau. Quelques
poètes et adeptes approchèrent des mystères qui la voilaient. Certains se
réclamèrent de son ordre, d'autres en reçurent une vision. Leurs noms comme
leurs œuvres sont toujours célébrés, et justement.
C'est pourtant vers une figure marginale de la
poésie, vers celui que ses amis surnommaient "le capitaine", ce
"cher Hencke", c'est vers Hendrik Cramer que je reviens invariablement,
et le plus pensivement, lorsque le voile de la vision semble s'aviver sous le
frémissement d'un souffle. En décembre 1941, les Cahiers du Sud publièrent deux
de ses textes, les derniers imprimés du vivant de Cramer, avant sa disparition,
trois ans plus tard, dans un camp de concentration. Théâtre, le second de ces deux contes, débutent par une évocation
saisissante:
Au-dedans
de la terre, sous les pas de chacun de nous, habite une femme qui a vécu
d'innombrables vies. Elle repose telle un bloc noir dans la crypte du sommeil.
Sa respiration est imperceptible comme celle des plantes, celle de l'espace. Sa
vie n'a peut-être ni plus ni moins de réalité que la vie apparente d'une statue
couchée qui exprime notre conscience la plus profonde. [...]
La femme est
allongée dans l'abîme comme une dormeuse éveillée. Son sommeil est veille, sa
veille sommeil. Nous sentons que ses yeux mi-clos cachent le secret de notre
être, mais qu'il ne nous est pas donné, au moins durant la vie, de lire en eux.
La limpidité impénétrable
de ces images transfuse l'esprit d'une transe éveilleuse. Il faut les contempler
à intervalles irréguliers pour que leur pouvoir évocateur ne se corrompt. En
elles, la calme étendue d'une mémoire primordiale, soumise à leur influence,
semble s'ouvrir à notre regard intérieur. Un souvenir y somnole encore. Les
contours d'un visage se précisent; puis, un regard lentement apparaît et trouve
le nôtre avec la force d'une révélation.
En chaque homme règne une nuit secrète.
La vision de Cramer se surimpressionne, dans
mon esprit, aux formules alchimiques latines que Jung grava de sa main sur une
pierre en grès et qu'il éleva, pour son soixante-quinzième anniversaire, devant
sa tour, à Bollingen. Y transparaît au grand jour, cette même tonalité secrète,
cette vie obscurée qui, dans l'homme, prend le visage lumineux, parmi toutes
les femmes, d'une seule femme:
Je suis
orpheline, seule; cependant on me trouve partout. Je suis Une, mais opposée à
moi-même. Je suis à la fois "adolescent" et "vieillard". Je
n'ai connu ni père, ni mère parce que l'on doit me tirer de la profondeur comme
un poisson ou parce que je tombe du ciel comme une pierre blanche. Je rôde par
les forêts et les montagnes, mais je suis cachée au plus intime de l'homme. Je
suis mortelle pour chacun et cependant la succession des temps ne me touche
pas.
En chaque homme est une
intensité errante qui recompose, femme après femme, le visage d'une seule.
Inaccessible. Cruellement proche.
Chacune d'entre elles la lui rappelle.
Toutes lui sont un exil.
Image : Helen Surman "The occult fiction of Dion Fortune" de Gareth Knight
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