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dimanche, décembre 30, 2007

Carnet de Berlin 4


Les musées ressemblent à des casernes culturelles : gardiens en uniformes, contrôle du laissez-passer, dans ces murs flottent un ennui insaisissable, une subtile déperdition de vie. A l’Altes Museum, ce haut vaisseau de pierre fracassé par les remous de 1945, aujourd’hui tranquillement amarré à l’île des musées, on retrouve tout cela avec en plus, le grincement lent du plancher sous les pas, le silence électrique des lumières baignant les murs des grandes salles et, bien sûr, sur trois étages, les légions de peintures que l’on longe, rang par rang, comme une revue de garde.

Ici, pourtant, dans la salle 3.06, l’atmosphère est imperceptiblement plus légère et dense à la fois. Ce soir, dans la salle dévouée à Caspar David Friedrich (1774-1840), quinze de ses toiles tiennent le regard captif d’un silence singulièrement vivant. D’autres peintres possédaient une technique et un sens du paysage aussi développés que Friedrich. Carl Blechen ou Karl Friedrich-Schinkel, dont les œuvres avoisinent les siennes au même étage, rivalisent de savoir-faire et de sensibilité. Ce qui distingue Caspar Friedrich de ses contemporains pourtant, ne relève ni d’une maîtrise ni d’un « romantisme du paysage » dont il serait le chef de file. Ce qui rend son art inimitable et interdit au visiteur d’aujourd’hui de le réduire à un genre éculé ou daté, ce qui frappe dans les peintures intemporelles de la salle 3.06, c’est quelque chose que nous portons tous et que très peu développe : un regard, - autrement dit, son degré de conscience, et plus précisément encore : sa capacité intérieure de vision.

Quand certains peintres privilégiaient une vision naturaliste du monde, familière à chacun, d’autres l’exploration de mythes et de folklores, Caspar Friedrich, lui, dépassait le familier sans en bouleverser l’apparence. Aussi réaliste soit-elle, sa peinture n’en libère pas moins un passage vers une dimension intérieure essentielle, une dimension originelle de l’être. Si l’homme ou la femme occupe parfois le centre de la toile, ce n’est jamais de face, mais de dos, nous plongeant ainsi plus loin au cœur d’un paysage de solitude, dans une profondeur silencieuse identique à la dimension d’intériorité d’un moine, d’un poète, d’un pèlerin du vide.

Des quinze toiles exposées dans la salle, on peut détacher la très taoïste : Le moine au bord de la mer (1809), Crépuscule en bord de mer (1822), Abbey in the Oakwood (1809-10), méditations silencieuses devant la solitude, requiems de l’esprit, visions recueillies au bord du monde, avant sa disparition ou la nôtre. La géographie de ses paysages peints repose dans une atemporalité cosmique. L’œuvre devient ainsi le seuil vivant d’un dépassement, d’un glissement hors du territoire familier vers un espace inidentifiable, vaste et inépuisable. « Le grave est la racine du léger ; le calme est le maître du mouvement. » écrivait Lao-Tseu, en parlant de la Voie, du Tao, ce "...grand vide qui n'est pas le néant", sans se douter que ses paroles décriraient exactement les impressions d’un visiteur du XXIe siècle, face aux toiles de Caspar David Friedrich.



lundi, décembre 17, 2007

Carnet de Berlin 3

Coiffeur Damen Salon… Satelliten Center… Zentrum... je marche, le regard happé par les enseignes, je me mêle aux mouvements des rues, le pas intuitif, le regard vagabond, un instant captif d’un visage, d’un vol de corneilles au-dessus d’un immeuble de verre, des wagons jaune orangé du métro aérien ou encore de cette étonnante vision qui m’attend au cœur d’un cimetière de l’ancien Berlin-Est.
La grille franchie, en quelques pas, ce jardin des morts prend soudain l’allure d’un parc domaniale abandonné. Des dalles brisées par la lente reptation des racines, gisent sous les algues des herbes folles, plusieurs tombes sont devenues inaccessibles sous la broussaille, les noms sont illisibles, je déchiffre pourtant quelques dates:
1888-1914
avril 1945, 1955
Sonja
Winter
Seel
Familie Loss
Gest. in Russland
Unvergessen

Je remonte le sentier de terre bordé de bouleaux, effarouchant un lapin qui détale entre les tombes. A l’extérieur, bloquant la vue, ces barres d’immeubles verticales et horizontales, comme une seconde enceinte autour du mur du cimetière. Aux balcons, des disques lunaires interrogent un instant mon regard. Vestiges d’un culte primitif ? Déco futuriste ? Antennes paraboliques, tout simplement.

En retrouvant plus tard la ville des vivants, ce frémissement tellurique parfois, sous la plante des pieds, un souffle chaud et métallique s’échappant des grilles d’aération au passage du métro souterrain. Me frappe l’ampleur des avenues, les colossales proportions architecturales, la démonstration de puissance qui s’en dégage et qui se démasque en remontant Unter den Linden : cette orchestration de pierre est d’abord exaltation impériale, volonté victorieuse, orgueil national, - la signature du passé d’un peuple dont je croise les héritiers, comme moi, silencieux et attentifs, parmi les vestiges du site « Topographie de la terreur », ce musée à ciel ouvert situé à l’ancienne adresse du siège de la Gestapo. A quelques pas de là, quelques promeneurs arpentent une longueur intacte du « mur ».



samedi, décembre 08, 2007

Carnet de Berlin 2


Dans Der himmel über Berlin (les ailes du désir), Wim wenders filme un Berlin peuplé des voix intérieures de ses habitants, comme un raccourci métaphorique saisissant d’une division et d’un isolement alors symbolisé par le Mur. Ville mémoire, capitale dont l’histoire s’écrit aujourd’hui avec l’élan de ce slogan commercial sur l’Alexanderplatz : Make the most of now -, Berlin continue de faire entendre ses voix au promeneur.
Des paroles de Rosa Luxembourg, inscrites en lettres dorées sur le trottoir, le regard glisse plus loin sur trois pavés gravé des noms d’habitants déportés et assassinés dans les camps de la mort. Plus loin encore, sur le sentier des visionnaires, voix de poètes se mêlent à celle d’hommes politiques, dont celle de Vassil Levski : The time is in us, and we are in the time ; it transforms us and we transform it ; et Jaroslav seifert : He who seeks is awaited. He who waits is only found, auxquelles semblent répondre, ailleurs, tracés sur un mur à la bombe, ces graffitis : No border no nation et redesign yourself… Partout dans la rue, le langage assaille le regard du promeneur et pourtant, ici, c’est le silence des passants qui frappe le plus souvent.

lundi, décembre 03, 2007

Carnet de Berlin 1

On quitte sa vie, son couple, son appartement, pour écrire un roman à Berlin. On part à l’étranger pour poursuivre une histoire, mais en vérité on ne s’éloigne ni pour imaginer la vie d’un autre, ni pour écrire un livre.

On choisit la solitude pour rompre avec d’anciennes formes, on vient ici pour s’avancer seul à travers l’informe ; des jours entiers on cesse d’attendre, de vouloir, d’inventer, de s’impatienter. Peu à peu, quelque chose arrive, on n’écrit toujours rien, la page reste blanche, mais à présent, on ne se concentre plus avec effort, comme auparavant, pour avancer: désormais, on se livre à cette avancée qui se fraie un passage en nous, on s’ouvre dorénavant à cette traversée qui nous emporte, nous oriente, nous conduit, on ne sait vers quoi ni où, nulle part peut-être, - le risque est toujours là, il n’y a aucun signe rassurant, nulle certitude -, quelque chose arrive cependant.

Peu à peu la vie se met à ruisseler au creux des sillons vides. Quelque chose arrive. Sans rien voir encore, le regard s’éclaire. Sans prendre forme, une force palpite. A cet instant, à cette seconde, on accepte, on est face à face avec le rien, on accepte d’être un homme inutile, vivant au bord du vide, dans la solitude et le silence, face à face avec ce rien sans lequel, pourtant, rien de vrai ne peut réellement émerger, rien de vivant ne peut véritablement être.

samedi, août 04, 2007

Mystérieuse cité rocheuse


1939. La Tchécoslovaquie tombe aux mains des armées du Reich. Placées sous protectorat Allemand, les terres du royaume de Bohême, ainsi nommées en raison des « Boïens », les premières peuplades celtes, sont submergées par la déferlante nazie. Quand la nouvelle atteint les régions frontières du nord, un fermier du nom de Vojtěch Kopic, trente ans, la silhouette mince du contemplatif, emporte quelques outils et se dirige seul vers la forêt.

Le sentier l’entraîne vers un dénivelé profond, un vallon ombragé par les sapins et les hêtres, à quelques pas de la ferme. Un lieu d’asile et de paix pour ce jeune musicien autodidacte, joueur d’orgue à l’église du village et sculpteur amateur. Le paysage de ce « puits » naturel, caché aux regards et peu fréquenté sinon même inconnu des promeneurs, révèle pourtant un étonnant spectacle de « villes rocheuses ».

Dispersées sur des collines et dans les creux, des tours, des cônes de basalte et de grès s’élèvent tels des mégalithes sauvages autour de Kopic. Ce sont les vestiges pétrifiés, naturellement façonnés dans les fonds sableux laissés par la mer qui, dans les anciens temps, recouvrait la région. Le sentier s’enroule autour des piliers, traverse la cité rocheuse, puis devient rapidement labyrinthique. Kopic pose ses outils et commence son travail de taille dans la roche.

Profondément affecté par l’obscurantisme totalitaire qui vient de s’abattre sur son pays, il laisse ses mains dialoguer en silence avec la pierre. L’œuvre qui en naît, le portrait à cheval du premier président de la Tchécoslovaquie, Tomáš Masaryk, marque le début d’une remarquable série de sculptures que Kopic va réaliser jusqu’à sa mort, survenue en 1978.

Scènes naïves des légendes tchèques, images en pierre inspirées de la mythologie, mémorial aux femmes et enfants disparues dans les camps de la mort, vignettes autobiographiques d’un folklore rural, poèmes et aphorismes gravés dans la roche… dans cette galerie à ciel ouvert, le fermier de Bohême a sans doute voulu commémorer les aspects les plus profonds de sa vie et de celle de son pays.

De nos jours, (en 2008, il y aura tout juste trente ans après la mort de Kopic) les bas-reliefs sculptés de sa main ont subi les dommages de l’érosion, la roche s’effrite ou disparaît sous la mousse. Cependant, son œuvre qui, selon les canons idéologiques du communisme Tchécoslovaque, « enlaidissait le paysage », est toujours admirée de quelques visiteurs confidentiels, venus principalement de la Tchéquie. Car, et c’est l’un des charmes prégnant du site, sa faible exposition médiatique, son absence presque mystérieuse des guides et des cartes touristiques, l’ont jusqu’ici sauvé de la paralysie qui fige une œuvre vibrante en nature morte de musée.

Inutile donc d’acheter son billet à l’entrée, de louer un casque audio pour la visite et de circuler derrière le cordon de sécurité ; l’asile élu par Kopic est non seulement situé dans l’un des plus beaux paysages de la Tchéquie, c’est aussi dans une réelle présence à la nature et avec la « complicité » de son environnement, qu’une œuvre d’un grand charme s’est créée. Il semble juste qu’elle y demeure ainsi : aimée dans son élément et par ceux qui sauront en trouver le chemin.

dimanche, juillet 29, 2007

L'écriture par la lumière



La photographie possède cet attrait passionnant : d’un regard, nous offrir une lecture possible du monde. Que le photographe soit un artiste reconnu ou une figure anonyme, un voyageur du XXe ou du XXIe siècle, grâce à l’écriture par la lumière (étymologie du mot photographie), sa perception unique de la vie est immédiatement accessible et universellement transmissible. J’ai fait ainsi la rencontre, la semaine dernière, d’un homme et d’un monde morts il y a plus de cinquante ans.

A l’origine, peintre abstrait, Alexander Rodtchenko (1891-1956), s’éloigne très tôt d’une pratique jugée « périmée » et devient l’un des premiers artistes russe à employer le photomontage. Les quelques œuvres exposées au Musée d’Art Moderne traduisent une vision architecturée, design, toujours extrêmement stylisée où l’homme apparaît « collectivisé », unité mécanisée dans une période d’essor industrielle. Rodtchenko s’empare alors de la photographie avec pour projet : « …d’effectuer une révolution dans notre pensée visuelle. »

C’est l’époque, en Allemagne, du Bauhaus, du slogan : « Art et technique : une nouvelle unité ». L’atelier se mue en laboratoire de recherche formelle, en unité de production. Emporté dans ce mouvement d’une société industrielle en pleine accélération, l’artiste révolutionnaire, homme nouveau, opère des greffes, des mutations dont ses œuvres, sortes de pièces détachées, inciterait presque à ajouter, sous le titre et la signature : AGM (Art Génétiquement Modifié).

L’exposition Rodtchenko fait dialoguer entre eux des explosifs : révolution et technique, poésie et modernité, en présentant 300 œuvres, presque toujours des originaux. Au passage, on pense à Rimbaud (« Il faut être résolument moderne »), mais un Rimbaud « constructiviste », devenu poète ingénieur. Certains portraits, souvent les proches, ainsi la mère de l’artiste, sa femme ou son ami, le poète Maïakovski, montrent en Rodtchenko un photographe qui, enfin, s’humanise à travers l’objectif de son appareil sans plus n’être qu’un élément fonctionnel et opérationnel de celui-ci.

Les années de formation sont les plus riches, car les plus libres dans la vie de l’artiste. Rodtchenko explore les richesses graphiques de son art et allume toutes les mèches de sa créativité en même temps. Une ivresse novatrice qui, jugée menaçante par le pouvoir politique, va être « réformée », recyclée et laisser son art curieusement exsangue. Témoin, cette série sur des parades officielles, aujourd’hui d’une banalité totale, hier, une réussite probablement triomphale, de réalisme socialiste.

A parcourir silencieusement la salle, on se prend pourtant à dépasser le formalisme un peu froid des clichés ; alors on s’approche pour les détailler, laisser l’œil vivre ce qu’il reçoit ... et la magie opère.

Ainsi de cette photo de la rue Miasnitskaïa. Année : 1932. Une « rue » large comme une avenue (on est à Moscou), des passants nombreux, quelques automobiles en mouvement, on peut à peine parler de circulation : elles sont distantes l’une de l’autre de dix, parfois vingt mètres, des promeneurs croisent leur trajectoire inoffensive avec une nonchalance effrontée, ici, un tramway à l’arrêt, là, quelques passagers sur le quai.

Je me suis rapproché pour détailler les silhouettes, pour tenter de saisir un regard, sentir le mouvement des corps, - à travers une posture, une expression, retrouver la pensée, l’énergie émotionnelle de cet homme à casquette et chemise de drap ceinturée à la taille, qui dépasse une marchande de cigarettes, nue tête, le regard détourné, absent. Plus je m’absorbais et plus j’éprouvais, avec une sorte de serrement au cœur, (pour paraphraser Kundera), l’insoutenable beauté de l’être, fixé dans un « instant », par l’objectif. Plus je parcourais des yeux cette rue de Moscou, il faisait clair ce jour-là et sans doute chaud, la marchande de cigarettes avait les bras découverts, et plus je (re)vivais l’ « instantanéité » banale et mystérieuse de la vie.

Un autre pan de mur était occupé par différents portraits du poète futuriste Maïakovski, une tête de tragédien, le front tourmenté, la bouche amère, l’œil chargé de tout le poids d’un penseur désespéré. Un homme qu’on ne peut guère imaginer autrement que suicidaire ou poète-terroriste de sa propre vie. A l’âge de trente sept ans, il écrit : « La barque de l'amour s'est brisée contre la vie courante. Comme on dit, l'incident est clos. », puis se tire une balle en plein cœur.

Je suis ressortis étrangement hanté par ce que j’avais vu là : l’inconcevable mystère d’un phénomène complexe et sophistiqué qu’on appelle, - en croyant avoir tout dit - un homme, une femme.


vendredi, juillet 13, 2007

Gens de la Terre

Nous sommes reliés à la Terre avant même d’être né. Dès six mois de vie intra-utérine, un fœtus entend, dort et rêve. Son univers, ou uni-mère, devrait-on dire, entre déjà en dialogue avec le « Grand dehors ».

Après la naissance, commence pourtant, pour la majorité d’entre nous, ce formatage éducatif qui vise davantage à nous faire décrocher un permis pour rouler sur l’autoroute de la société que de nous apprendre à être et marcher sur terre en tant qu’homme ou femme.

« Toute éducation, écrivait le Comte Harry Kessler, dans ses remarquables cahiers, est une entreprise d’oppression, de même que le pouvoir exercé par un Etat, quel qu’il soit. Education, société, Etat, ne servent qu’à sublimer et raffiner les formes brutes de la violence. Ce n’est pas une différence de nature, mais de forme et de degré. L’individu, objet de l’éducation, n’en subit pas moins un viol, il est détourné hors de sa voie naturelle, il est dénaturé (c’est même, à vrai dire, le but réel de la culture)… *».

L’homme est lié au monde de l’homme par sa naissance au même titre qu’il est naturellement lié à une totalité qui dépasse l’humain. Restreindre ce « champ » du monde à la société, à des représentations, des valeurs exclusivement humaines, revient à remplacer l’océan par un aquarium d’appartement. La perte du sens « originel » qui en résulte pour nous, - et qui se traduit par cette hâte déracinée dans notre corps, dans nos paroles, dans notre psychisme -, nous tient encagé dans une culture de divertissement de masse pour les moins affaiblis, d’antidépresseurs pour les plus exposés.

Cette « urb-annihilation » que s’inflige l’homme occidental, certains peuples premiers, dont font partie les Kogis, la commentent en ces termes : « Les blancs sont toujours dans la compétition, ils se battent entre eux. Chez nous, les gens sont les uns avec les autres, ils sont complémentaires. Et puis, il faut vivre les choses pour les comprendre ; vous, vous apprenez. […] Pour nous, le terre est source de vie, elle nous donne les règles, c’est pour cela que nous l’appelons la terre mère, pour vous elle est propriété, source de profits, marchandise. **»

Derrière la simplicité limpide du discours, on devine déjà la richesse d’une vision née de la relation vivante entre l’homme, la nature et le cosmos. Mais qui sont les Kogis ? Cette question, Eric Julien, ancien consultant en entreprise dans un cabinet parisien, se l’est posée, quelques années après avoir croisé leurs pas au cours d’une expédition dans la Sierra Nevada, qui faillit lui coûter la vie.

Victime d’un œdème, il doit sa survie aux soins et aux rites de ce peuple d’indiens « étranges et magnifiques ». […] « Entre eux, ils se nomment les Kagabas, « Les gens de la Terre » […] ils sont les derniers héritiers des grandes civilisations du continent sud-américain […] ils représentent sans doute l’une des dernières cultures à avoir su entretenir et faire vivre leurs traditions sans interruption depuis plusieurs centaines d’années. »

Le récit qui est né de cette rencontre, intitulé : « Le chemin des neuf mondes », se lit d’abord comme un pèlerinage initiatique qui invite, peu à peu, le lecteur à retrouver une véritable culture du vivre, à assumer une posture reliée à « l’essence du monde ». Et Julien de préciser : « Au même titre que quelques rares autres peuples à travers le monde, les Kogis portent et entretiennent encore ces règles et ces principes, véritables clés d’accès à la conscience du monde. […] ils sont les gardiens des chemins de conscience que les êtres humains se doivent d’entretenir, s’ils veulent rester humains. […] ils ont accès de l’intérieur aux règles clés qui fondent l’équilibre du monde. Ils sont capables d’aller au-delà des apparences, d’accéder aux liens invisibles qui tissent la vie.»

Ce dialogue permanent avec la Terre, le ciel, l’animal, l’homme, dans lequel les Kogis sont engagés, n’est pas nouveau, pensera-ton, il ne provoquera pas de record d’audimat, à peine un moment de flottement nostalgique chez « l’homme blanc », rappelés à la réalité par la sonnerie de son portable, les titres du journal ou son inscription au Master en gestion de stress, organisé par son entreprise. C’est pourtant un dialogue qui, à cette minute même, existe et parce qu’il continue à vivre, reste ouvert à ceux qui, préférant un silence d’homme à un bruit de voix, écoute cette « vie bruissante des forces nues de l’univers ***», qu’un poète, Artaud, avait entendu monter de la terre mexicaine.
* Les cahiers du comte Harry kessler. Ed. Grasset
** Le chemin des neuf mondes. Eric Julien. Ed. Albin Michel
***Oeuvres. Antonin Artaud. Ed. Gallimard
© Emmanuel Ortiz pour la photo. Eric Julien pour les extraits.
Pour plus d'infos sur l'association d'Eric Julien: http://www.tchendukua.com/


dimanche, juillet 08, 2007

DISPA-R-ÊTRE 2/2


D’ordinaire, le dispositif plus ou moins apparent d’un spectacle est là pour séduire le spectateur hors des bras de son quotidien et l’entraîner de l’autre côté du miroir. On assiste alors à un tour de prestidigitation où les repères de la réalité familière sont volontairement supprimés et relégués « en coulisse », pour parfaire l’illusion.

Dans la cinémécanique, cette règle est non seulement ignorée, elle accomplit sa magie sans gants ni écran de fumée. L’imaginaire se situe dans un même espace que les coulisses. Pendant que les images s’articulent sur l’écran, on peut voir opérer les cinémécaniciens à l’arrière plan. Gestes patients et concentrés d’un artisanat à la fois bricolé et numérisé, d’un langage intuitif et codifié, improvisé et mûri. Le spectacle vibre de cette osmose fragile, quasi organique, qui relie les quatre créateurs à leur création.

En ce sens, plus qu’un simple spectacle, on assiste publiquement à un chantier intérieur du récit, à l’exploration narrative des courants de fond de l’être, d’une traversée dans l’arrière-pays de son réel. Le public est le cinquième mécanicien qui, par son écoute active, magnétise le séisme narratif dont chaque fulguration, mimée sur l’écran, comme le langage des lèvres d’un muet, exprime l’inexprimé.

C’est un atelier d’art au sens primitif, presque archaïque du terme : un lieu expérimental où la recherche d’artistes-artisans converge en temps réel dans le microcosme collectif d’une salle de spectacle. Pendant que Vincent Fortemps dessine, gratte, hachure directement la surface des rhodoïds projetés sur l’écran, Christian Dubet, à la lumière, module l’image comme une conscience insaisissable dont il traduit, devant un capteur vidéo, les nuances et les intensités. De son poste, Gaétan Besnard orchestre le dialogue des images sur deux écrans tandis qu’Alain Mahé travaille la dimension spatiale et sonore.

La cinémécanique : un récit de la métamorphose ou une nouvelle métamorphose du récit ?

Une machine de « pantomime sonore et lumineuse », répondent ses créateurs, en précisant : « c’est un procédé artisanal quasi enfantin, un espace de rencontre entre les quatre cinémécaniciens [qui] doit rester un espace expérimental, de recherches sur la question du récit en images, en mouvement ».

On a évoqué à son sujet une sorte de bricolage à la Méliès. La définition ne doit pas abuser : si cette machine polymorphe en est encore à sa phase d’essai, son champ d’action est mieux défini : davantage qu’un art magique, c’est un art poétique. Davantage qu’une féerie cinématographique ou que la séance récréative d’un « art trompeur », c’est une expérience intérieure, fruit de recherches et de questionnements essentielles.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’identité visuelle de la cinémécanique revient à son co-fondateur, Vincent Fortemps. Ce jeune graphiste et bédéiste belge, né en 1967 dans le Brabant, explore depuis plusieurs années un univers visuel d’une force incontestable. Ouvrir l’un de ses livres revient à arpenter des paysages élé-mentaux. Ils agissent sur le lecteur à la manière d’échos visuels qui innervent sa réalité interne telles des visions.
Fortemps le remarque lui-même : « […] je ne me sens pas du côté de la plasticité pure mais plutôt de la trace. Mon travail s’articule autour de la mémoire, du processus. » et d’énoncer quelques unes de ses influences les plus marquantes : Paul Cézanne, Van Gogh, Samuel Beckett, Carl Dreyer.

Ainsi pour tous ceux qui n’ont pu encore assister à « BAR-Q-UES », on ne peut que recommander les œuvres publiées de Vincent Fortemps. Elles serviront également d’introduction à la cinémécanique, ce nouvel art poétique du XXIe siècle naissant. Le procédé séquentiel de la mise en page ainsi que le mouvement inhérent à ses dessins en annonçait déjà le passionnant avènement.
[© Photo, Vincent Fortemps]



mardi, juillet 03, 2007

DISPA-R-ÊTRE (1/2)


Née en 2001, de la rencontre de différentes pratiques artistiques, la Cinémécanique traverse sa phase sans doute la plus expérimentale et la plus surprenante. Confronté à sa première oeuvre, « BAR-Q-UES », un récit adapté d’un ouvrage de Vincent Fortemps, on pense d’emblée à la capacité visionnaire des pionniers en prise à ce « songe de la lumière » qui deviendra le cinématographe.


L’attente devant l’entrée de l’atelier 7 prend fin. Le public se glisse silencieusement dans la pénombre de la salle. La porte se referme et scelle l’espace clos de l’atelier comme un sas.

Au premier rang, posé sur le sol : un écran vide. A gauche, un deuxième, suspendu. Les deux sont allumés. Au fond, une structure insolite, sorte d’échafaudage et de radeau métallique, supporte un plateau équipé d’un retour image, derrière lequel deux silhouettes, Vincent Fortemps (dessin) et Christian Dubet (lumière) s’activent sans bruit. Ils sont accompagnés à distance par Gaétan Besnard (vidéo) et Alain Mahé (son).

La pénombre se fait plus profonde.

Un son bas, rauque, grave soudain la surface sonore. Sur l’écran, le va-et-vient spatial d’un trait au fusain dit la lente respiration des vagues. Ce crayonné est la seule voix d’un récit qui se raconte sans parole ou presque. Du balancement de la houle émerge une forme. Peu à peu, les images s’animent et se submergent, elles s’enchâssent et se foudroient comme des vaisseaux démâtés emportés de force sur des courants invisibles.

Une image surnage brusquement, vertigineuse dans sa netteté, pétrifiante dans sa beauté : la dérive d’une bouée sur les flots (un éclairage superbe fixe sa respiration sur l’écran, dans un oscillement net et flou, proche et lointain, présent et intemporel) Cette autre encore, signature d’un art du dispa-r-être ( ?) : l’érosion d’un homme debout, silhouette à la Giacometti, comme fossilisée dans l’immensité, que les rafales du large désagrège inexorablement, rendant l’écran et le spectateur à une blancheur hallucinée.

Ce que la cinémécanique parvient à traduire à cet instant, n’est rien moins que ce que Rimbaud, dans une lettre, décrivait ainsi : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme… »
[© Photo, Vincent Fortemps]

mardi, juin 26, 2007

L'Expérience Hitler



Après-histoire : Période de prise de conscience, après un conflit guerrier, à l’usage des survivants et de leurs descendants. Adjectif : Après-historique. L’homme après-historique, monuments, littérature, mode, art après-historique. Par extension : ce jeudi 21 juin 2007, feuilletant dans une bibliothèque: « Conversation avec Dieu », un livre au titre un peu provocateur ou ego-lyrique, je tombe sur ce passage :
« L’horreur de l’Expérience Hitler n’est pas qu’il l’ait perpétrée sur la race humaine, mais que la race humaine lui ait permis de le faire. »
Conclusion à laquelle j’ai aboutie après des mois de recherches et de réflexions consacrées à l’écriture de mon dernier roman. Pour qu’un Staline ou qu’un Hitler réalise avec succès ses projets, il fallait non seulement l’adhésion d’un peuple, mais aussi l’appui de personnalités souvent intelligentes et douées dans leur entourage. Et donc, nouvelle interrogation : si l’homme est responsable de ses actes, sans même évoquer un « Dieu responsable d’Auschwitz », Pourquoi avons-nous, a-t-il, créé cette expérience limite ?

J’avais dépassé ma résistance et ouvert le livre au hasard ; j’avais lu le passage sur « L’Expérience Hitler ». Intuitivement, j’ai senti qu’il pourrait agrandir ma compréhension, je l’ai emprunté et voici ce que j’ai découvert :

« L’Expérience Hitler a été rendue possible en conséquence de la conscience de groupe. Bien des gens disent qu’Hitler a manipulé un groupe (dans ce cas, ses compatriotes) par la ruse et la maîtrise de sa rhétorique. Mais cela jette un blâme facile sur Hitler, exactement comme le veut la masse des gens.

Mais Hitler ne pouvait rien faire sans la coopération, l’appui et la soumission volontaire de millions de gens. Le sous-groupe appelé les Allemands doit assumer un énorme fardeau de responsabilité pour l’Holocauste. Tout comme, à un certain degré, le groupe plus grand appelé les Humains qui, même s’il n’a rien fait d’autre, s’est permis de rester indifférent et apathique devant la souffrance en Allemagne, jusqu’à ce qu’elle atteigne une échelle si énorme que même les isolationnistes les plus impitoyables ne pouvaient plus l’ignorer.

Tu vois, c’est une conscience collective qui a fourni un sol fertile à la croissance du mouvement nazi. Hitler a saisi l’occasion, mais il ne l’a pas créée.

Il est important, ici, de comprendre la leçon. Une conscience de groupe qui parle constamment de séparation et de supériorité produit une perte de compassion à une échelle massive, et une perte de la compassion engendre inévitablement une perte de conscience morale.
Un concept collectif enraciné dans le nationalisme strict ignore les épreuves des autres, mais rend tous les autres responsables des vôtres, justifiant ainsi les représailles, le « redressement » et la guerre.

Auschwitz était la solution nazie, une tentative de « redressement » du « Problème juif ».
L’horreur de l’Expérience Hitler n’est pas qu’il l’ait perpétrée sur la race humaine, mais que la race humaine lui ait permis de le faire.

Ce qui est étonnant, ce n’est pas seulement qu’un Hitler se soit manifesté, mais aussi que tant d’autres lui aient donné leur appui.

La honte, ce n’est pas seulement qu’Hitler ait tué des millions de Juifs, mais aussi que des millions de Juifs aient mourir avant qu’on arrête Hitler.

Le but de l’Expérience Hitler était de montrer l’humanité à elle-même.

[…] Hitler ne vous a pas été envoyé. Hitler a été créé par vous. Il a surgi de votre Conscience collective et n’aurait pu exister sans elle. Voilà la leçon.

[…] Ce qu’il faut se rappeler, c’est que la conscience est partout et créé votre expérience. […] Le choix vous appartient toujours. »

(in « Conversations avec Dieu » de Neale Donald Walsch, Ariane Editions, Tome 2)

dimanche, juin 17, 2007

Marcher vers l'immobile


Dans certaines cultures, lorsqu’un membre entrait, au cours d’un rite de passage, en contact avec un espace non-humain, il sortait du groupe social et choisissait un nouveau nom.
Sans beaucoup extrapoler, c’est un même cheminement qui incite l’écrivain à adopter un pseudonyme, autrement dit, un « nom secret ».
Dans son essai : L’homme intérieur et ses métamorphoses (Ed.Albin Michel) Marie-Madeleine Davy, précise : « Le nom patronymique est sans importance ; le nom secret se découvre au cours de la démarche intérieure, il porte le contenu d’un appel […] L’ignorance du nom est éprouvée comme un exil. »
Qu’est-ce que l’écrivain peut dire de cet espace, de cette dimension non-humaine ? C’est un lieu que l’on approche par la conscience.
L’acte d’écrire devient alors cet espace anonyme où affluent des énergies : celle du silence, celle de l’inconscient, de l’imagination et du langage.
Ce sont ces énergies conscientes qui œuvrent au sein de cet inconnu que nous nous découvrons être et qui nous appelle, pour reprendre ce beau titre du photographe Eric Aupol, à marcher vers l’immobile et, dans le même temps, à s’établir dans le mouvement.