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samedi, août 14, 2010

L'autre monde


« J’ai toujours eu ancré en moi le sentiment du caractère sacré des lieux et des sanctuaires naturels : par exemple pour ce rocher qui se trouvait sur une certaine pente escarpée où j’avais l’habitude d’aller m’asseoir et où, aussi peu visible qu’un lièvre, je contemplais la lande jusqu’à l’horizon, en proie à une sorte d’extase religieuse. Je sentais que j’aurais dû y apporter ce symbole très simple du divin : ma bible ; mais, découvrant que ce livre ne s’accordait en rien au génie du lieu, je le rapportai à la maison, pour le remplacer par des trésors personnels, des coquilles striées d’escargots et autres objets du même genre.
Ce fut là ma première (et certes pas ma dernière) tentative malheureuse pour accorder mon expérience personnelle à des formes établies d’expression religieuse. Enfant de la nature que j’étais, peut-être avais-je été trop longtemps coupée de la civilisation. Mais j’eusse fort bien compris ces contes bouddhiques affirmant que les textes les plus sacrées sont ceux qui n’ont jamais été écrits : un vieux pin torturé par le vent et les années, un vol d’oies traversant le ciel. »

Au moment où j’achevais de lire ce passage, assis sur la berge d’une rivière, en bordure d’un bois, un ronflement animal s’éleva dans le silence. Interdit, car le son semblait proche et, pour l’instant, indéfini - un sanglier ? un chien enroué ? -, j’attendis, tête levée, un nouvel indice. Il vint sous la forme d’un autre ronflement, rauque, pressant, plus proche cette fois, bientôt suivit d’un froissement précipité des feuillages.
Sur la berge opposée, un chevreuil déboucha alors du taillis. Un jeune l’accompagnait. La femelle redressa la tête, attentive, dans ma direction. Devant mon extrême immobilité, elle se retira lentement, puis tous deux s’évanouirent de nouveau dans le bois.
Je n’avais pas ce symbole très simple du divin : ma bible…avec moi, mais ce qui est sans doute mieux accordé au monde sauvage et au mien, la voix d’un poète, celle de Kathleen Raine, dialoguant, pour un instant encore, avec les pages enluminées d’un très ancien manuscrit, ce... volume of wonders, open always before my eyes.

Extrait de Farewell happy fields - Adieu prairies heureuses de Kathleen Raine (traduction Diane de Margerie et françois Xavier Jaujard) Ed. Stock


mardi, janvier 19, 2010

Pripyat - Entretien avec Cécilia Colombo


Quand, très jeune, Cécilia Colombo découvrit pour la première fois l’image d’une roue de fête foraine prise à Pripyat, une ville sinistrée d’Ukraine au nord de Tchernobyl, inconsciente de la Catastrophe qui venait de frapper, elle n’y promena d’abord que ses jeux et son émerveillement enfantins. Des années plus tard, en recherchant la trace de ce « …terrain de jeu fantasmé », digne compagnon de la cabane d’Hansel et Gretel ou du Neverland de Peter Pan, elle se retrouva face à l’inconcevable : « Mon pays fantastique existait mais il était radioactif, il côtoyait Hiroshima et Nagasaki sur l’échelle des horreurs nucléaires. »
Ce qui s’annonçait comme un pèlerinage d’enfance en terre d’imaginaire se mua alors en une sombre odyssée, une traversée du réel, fascinante et poétique, où l’errance, celle de l’enfance trompée, devint quête de l’adulte « ...pour combler les lacunes, redessiner les visages, vivre l‘impossible ».

C’est par un premier livre atypique que la jeune auteure toulousaine, signe ses débuts en littérature. Récit dense et envoûtant autour du destin tragique d’une ville modèle de l’Ex-Union Soviétique, devenue ville fantôme, zone d’exclusion : « Prypiat : vert comme l’enfer » paru aux éditions de la Louve, réussit le pari improbable d’entraîner le lecteur au cœur de l’inconnu sans jamais quitter le territoire de l’intime.

« Je ne suis pas allée là-bas, prévient-elle dans son introduction, et pourtant cet endroit m’est familier. Quand la vie me paraît absurde, j’y retourne pour contempler la nature interdite et la ville abandonnée. » Devant ce Pompéi des temps modernes, la tentation aurait été aussi simple que morbide de couronner Pripyat première « capitale » d’un monde sans avenir.
Entièrement évacuée en 1986, suite à l’explosion thermique d’un réacteur de la centrale, la Zone est devenue, au fil des ans, mémorial pour les uns, musée de la mémoire pour les autres, pour d’autres encore, une destination touristique afin sans doute de vérifier à quoi pouvait ressembler la fin du monde.

C’est précisément cette géographie mystérieuse de l’inconnu, à la frontière du mythe et de l’actualité, qui prête à Vert comme l’enfer une dimension littéraire aussi saisissante qu’étrangement familière. Zone régie par les lois d’une dictature sans visage, «… sans odeur, sans goût », « réserve radioactive », peuplée d’animaux sauvages, d’arbres, de fruits, de légumes proliférant d’une manière inquiétante et anormale, Pripyat, sous la plume de Cécilia Colombo, se met de moins en moins à ressembler à cette « zone morte » de l’Europe de l’Est, comme le désignait l’un de ses garde-frontières, et de plus en plus à l’une de nos cités de béton.

Les vestiges de Pripyat semblent témoigner d’une ère humaine condamnée et disparue, et cette civilisation, aujourd’hui, continue pourtant d’être la nôtre. Devant la dévastation tranquille de ce parc de HLMs, ses rues droites, son tracé urbain, comment ne pas se retrouver aussitôt un peu « chez soi » ? Ce trouble, l’auteur de Vert comme l’enfer, en parcourt les couches profondes, en prolonge, page après page, les résonances intimes en s’en faisant la première lectrice, lectrice idéale pour le lecteur, car l’enfance y fut inscrite depuis le début.

La littérature serait-elle donc, comme le croyait Bataille, «…l’enfance enfin retrouvée » ?

Pierre Cendors: A la lecture de « Pripyat, vert comme l'enfer », l'évocation d'un souvenir d'enfance frappe d’emblée le lecteur. Zone interdite, zone contaminée, les photos de Pripyat, publiées dans les pages d'un magazine à la fin des années 80, n'ont pourtant d'abord été, aux yeux d’une petite fille de 9 ans, qu'un fabuleux terrain de jeu, un asile pour l'imaginaire…

Cécilia Colombo: J'ai trouvé l'explication d'une appropriation aussi insolite dans la proximité symbolique de Pripyat avec l'enfance. Quant on y songe, Pripyat est le catalyseur de toutes les peurs que, petits, on apprend à apprivoiser avec les contes. C'est sans doute le seul endroit au monde où l'homme, en pleins préparatifs d'une fête, a été chassé par une erreur dont il est le seul responsable, pour une durée sans fin, dans un schéma presque biblique. C'est aussi là bas que l'on éprouve la peur d'un danger presque irrationnel, comme un croquemitaine dans le placard, invisible pour les parents mais dont on connaît l'existence en dépit de la raison. Et surtout, c'est là que l'on a vu la fuite de l'adulte, celui de notre temps et qu'enfant je considérais comme protecteur tout puissant, devant cette créature sans consistance, laissant des maisons abandonnées et des histoires piégées dans les murs. Grâce à mes promenades et mes jeux là bas, j'ai apprivoisé ce vide, cette désertion, et la ville est devenue, avec sa fête foraine silencieuse et ses récits mystérieux, un véritable pays imaginaire. Noyau fait de peur et d'incompréhension, joie figée et idéalisme communiste, Pripyat est ainsi une véritable allégorie du « paradis perdu » : après cette catastrophe, nous n'avons plus qu'à aller de l'avant, ce petit bout de monde devient lentement étranger tout en irradiant le reste et surtout, comme le passé, demeure inaccessible à jamais. Enfant moi-même au moment où j'ai rencontré cette cité primordiale, je me suis donc sentie tout à fait à l'aise pour investir le lieu dans cette dimension que la grande roue symbolise avec beaucoup de justesse. Aujourd'hui, je me demande comment, sans cet esprit du conte et cet imaginaire, j'aurais pu appréhender sans crainte ce monde si proche où les forains partent sans leurs manèges et les enfants sans leurs ours en peluche, où les bébés naissent sans yeux et sans bras…
PC: Cette notion d'un paradis perdu, loin d'être une porte de sortie du réel, nous ramène singulièrement en son cœur. « C'est là que l'on a vu la fuite de l'adulte », écrivez-vous. On pourrait presque ajouter: c'est là qu'on a vu la fuite de l'homme face à l'humain. On devine en vous, et peut-être même est-ce là l'une des pierres fondatrices enterrées sous le texte – on devine le désir, proche de l'enfance, de ne pas laisser Pripyat mourir d'une injuste solitude. Vous guidez le lecteur dans ces lieux abandonnés, dans l'intimité de ses habitants « déportés », avec une lucidité constamment en prise avec l'émotion, comme un « n'oubliez pas » essentiel dont vous n’ignorez pas qu'il nous concerne tous.
CC : La collection "terre de mémoire" dans laquelle le livre est publié est basée sur cet esprit de "mise en face". Chaque auteur se présente avec un lieu chargé et parle des sensations éprouvées lors de son contact avec "son" endroit. Il y a, pour chaque livre, une appropriation totale de l'espace et un investissement personnel très fort de l'auteur. Jean Louis Marteil, l'éditeur, a beaucoup insisté sur cet aspect, nous ne sommes pas dans l'Histoire mais bien dans le vécu de cette Histoire. Quand je lui ai donné mon premier jet, il l'a trouvé trop informatif, il voulait quelque chose de plus fort, de plus militant et il m'a poussée à exprimer du vécu, quitte à me servir de ma propre expérience, pour ne pas faire un énième compte rendu de la Catastrophe, pour ne pas s'en tenir au chiffres, mais bien à l'humain. Ce fut assez douloureux, le passage avec le liquidateur que je ne suis pas allée voir est vrai et m'a fait pleurer à l'écriture comme à chaque fois que je l'ai relu pour les corrections. La colère n'est pas feinte, rien n'est pipé. C'est finalement un livre très intime conçu pour atteindre mon objectif, ce rappel du "nous sommes tous concernés". Et moi la première. J'éprouve une urgence à attirer l'attention sur les liquidateurs, sur les populations perdues, sur les gens malades et qui ne sont pas des monstres, sur le risque que Tchernobyl nous vitrifie pour de bon. Je trouve la politique énergétique de la France dramatique et le "je ne savais pas" m’horripile. On sait très bien désormais le risque de jouer avec l'atome civil, et pour ceux qui l'auraient oublié, j'espère que "Pripyat" servira de piqure de rappel. Il faut vraiment garder à l'esprit que cette ville était une cité du futur, le berceau d'une formidable aventure humaine et scientifique et qu'on a dû la quitter. Transposons cela chez nous et on comprend pourquoi construire encore plus de centrales pour les donner à des investisseurs privés devient complètement criminel.
PC: Cet objectif, "Vert comme l'enfer", l'atteint sans pourtant jamais perdre sa dimension littéraire, sans se "trahir" en pamphlet, en document "choc" et encore moins en brûlot contestataire. Cette précision me semble importante, en regard du discours actuel où l'information est souvent transmise dans un langage paresseusement formaté, extrêmement politilisé et virilisé, un langage qui non seulement manque d'authenticité, mais nous prive d'un ressenti fondamental, d'une culture vivante de l'humain. Dans votre livre, on ne rencontre ainsi ni d'ambassadrice des opprimés ni de journaliste missionné, simplement une jeune femme d'aujourd'hui, seule, face à l'irrecevable, et parlant de Pripyat depuis une solitude profondément ordinaire. J'aimerais que vous nous parliez un peu de l'expérience que vous avez traversée en l'écrivant. En quoi a-t-il modifié votre regard? Comment cette incursion (je vous cite): "...dans les recoins les plus isolés de la mémoire humaine" a t-elle été vécue, vers quoi vous a-t-elle conduite ?

CC: En allant à la rencontre de Tchernobyl, j'ai rencontré non pas mon ennemi, mais la dignité de ses victimes, le courage de ses opposants, la cruauté des industriels de l'atome. L'écriture de tout cela m'a profondément rapprochée des habitants et des liquidateurs, j'en suis sortie plus forte mais plus fragile aussi, sans doute à cause de la distance géographique. Comme je n'ai travaillé qu'à partir de documents photographiques ou de vidéos, j'ai vu se mêler les images du passé et du présent jusqu'à revivre jour par jour la Catastrophe dans le désordre. Cette confusion s'est matérialisée comme les souvenirs, sans lien vraiment logique, plus par bouffées. J'ai ainsi eu l'impression de m'approprier une mémoire collective, un espace commun et j'ai pu vivre une réelle prise de conscience de la souffrance des habitants. Comme le travail d'écriture n'a démarré que plusieurs mois après mon contact en tant qu'adulte avec Pripyat, j'avais déjà mis un pied effrayé dans la zone, et l'écrire m'a permis de vraiment me l'approprier, cette fois sans crainte, et de la faire mienne. Je n'ai rien d'une experte, je ne saurais pas dire quelle est la différence entre un réacteur RMBK et un de chez nous ou dérouler les évènements heure par heure, mais je sais par contre ce que ça fait de passer devant des mûres et de se dire "pourquoi pas, après tout" pour fuir cette angoisse de la vie en plein danger, pour apprivoiser l'invisible. Je sais aussi que le goût de la mûre ne sera pas différent de celui d'un fruit "propre", mais que cela n'aura pas d'importance car cette notion de "propreté" est évoquée en permanence, quand les gens font leurs courses ou préparent leurs conserves de champignons... Ils connaissent les endroits propres et les autres, ils ont parfois l'illusion de maitriser leur environnement et se croient plus fort que lui, par ailleurs, ils commencent à se protéger comme ils peuvent grâce aux missions scientifiques internationales envoyées pour les aider à gérer leur quotidien. Mais quand ils baissent les bras et ferment les yeux pour arriver à vivre plutôt que survivre, je me sens très proches d'eux et je les comprends. Sans prétendre savoir ce qu'est leur vie, écrire autour d'eux et avec eux m'a permis d'aimer leur pays en le découvrant, et je continue de l'aimer malgré la radioactivité, malgré les risques et les horreurs, malgré les mensonges, parce que eux même ne l'abandonneront pas, que ce soit par un manque de moyen ou par une volonté farouche de rester.

PC: Un livre me semble être l'émergence mystérieuse d'un gisement qui sommeillait en l'auteur et qu'un rien, une rencontre, une image, lui révèle. Comment est né le projet d'écrire: "Pripyat: Vert comme l'enfer" ? Quelles en furent les phases clés?

CC: C'est tout à fait quelque chose qui sommeillait et ne demandait qu'à sortir. A la suite de la lecture d'un article pour commémorer la Catastrophe, j'ai croisé le nom de Pripyat. Elle y était décrite comme une ville fantôme et, en illustration, je retrouvai ma grande roue : j'avais enfin un nom pour ma ville, il n'y avait besoin de rien de plus pour me lancer à sa recherche. J'ai trouvé sur Internet les photos s'y rapportant et le flot des souvenirs m'a transportée plusieurs années en arrière. Je n'ai fait que regarder sans réel but mais quand j'y suis revenue après quelques semaines sans y penser, j'ai éprouvé le besoin de prendre des notes. Je me suis rendue compte que Pripyat faisait partie intégrante de mon imaginaire à ce moment là et cette certitude s'est accentuée au fur et à mesure de mon avancée vers elle. J'ai grandi dans des immeubles pour la plupart de mon enfance et mes parents ont commencé leur vie adulte dans une banlieue qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Pripyat, grandes tours, longues barres. Il y avait aussi la présence mélée des ouvriers et des scientifiques. J'ai toujours éprouvé un attachement profond pour les uns comme pour les autres, les savoir vivre ensemble dans ces immeubles me fascinait. Cela ajouté aux maisons abandonnées que j'ai toujours trouvé très belles, j'ai compris qu'entre ces murs vides, il résidait toutes mes peurs, mes espoirs, mon passé, que cette ville perdue était la face sombre de mon imaginaire. Ces constations ont croisé un moment où mon écriture avait besoin d'aspects plus visuels, j'étais souvent dans les autres sens et j'avais beaucoup de mal à donner la vue à mes personnages. Mon compagnon d'alors m'a proposé d'écrire une nouvelle sans personnage et il est sorti 10 pages de description de Pripyat. Mes notes m'ont incitée à choisir ce thème et surtout, l'endroit me semblait être le mieux indiqué pour un texte assez long sans être lassant car sans aucune action. Ce court travail a fait émerger un réel désir de m'investir plus loin. Quelques mois plus tard, je rencontrai Jean Louis Marteil et "La louve". Le jour même, je lui proposai de parler de Tchernobyl, il a de suite accepté. A partir de ce moment, j'ai profité de son expérience d'écriture (car il est aussi écrivain). Finalement, tout cela n'a été que rencontres et opportunités...

PC: La face sombre de votre imaginaire coïncide d'une manière troublante avec celle du monde moderne. C'est une réflexion qui revient souvent en vous lisant: notre ombre évolue et continue à nous échapper comme Pripyat dépasse tous nos repères connus. En un sens, plus qu'une ville fantôme, on pourrait parler de laboratoire à ciel ouvert. N'est-ce pas d'ailleurs un pendant terriblement actuel de l'homme qui, à l'ère de la génétique "sérialisée", perturbe la grammaire de sa propre espèce ? On pense ici à ce que disait Camus: " L'homme n'est pas entièrement coupable : il n'a pas commencé l'histoire; ni tout à fait innocent puisqu'il la continue." Banlieue humaine de béton et de tours, Pripyat est devenue un lieu mythique, une zone non-humaine allégorique, qu'un langage commun échoue à décrire et plus encore, à concevoir. Le vocabulaire qui s'est lentement coagulé autour de ses murs est d'ailleurs, je crois, un indice qui vous avait paru particulièrement révélateur du regard que l'homme lui porte (ou se porte), n'est-ce pas?

CC: Oui, il est vrai que nous n'avons pas eu le temps ou l'envie d'inventer un langage autour des catastrophes nucléaires. Je pense que c'est parce que nous n'arrivons pas encore à concevoir l'horreur de ce qui s'est passé, parce que cela nous dépasse de loin et qu'on en évalue très mal les conséquences presque démentielles. Je trouve ceci très dommageable pour la suite. Il me semble que cette absence de mots permet de faciliter la disparition des problèmes à venir grâce à des propagandes diverses et de faire oublier même le danger. C'est si simple quand il n'y a pas de mot particulier pour parler de quelque chose d'aussi spécifique ! Etrangement, le vocabulaire de Tchernobyl est resté celui de la guerre (liquidateurs, lutte contre le réacteur, opérations diverses, zone d'exclusion, colons...) pour s'en séparer tout à coup (nuage, sarcophage, pied d'éléphant...) et se fondre dans le langage du quotidien. La terminologie guerrière laisse supposer une fin, un armistice, or ce n'est pas le cas ici, il n'y aura pas de fin connue de nous. Quant aux mots du quotidien, ils ne montrent rien de l'ampleur de la tragédie. Cette absence de référentiel spécifique est symptomatique de la façon dont on a vécu la Catastrophe et surtout de la façon dont on échoue à se représenter les retombées sur le long terme. On retrouve ce problème également dans la façon d'en évaluer les conséquences humaines (on parle, là bas, de "gentils cancers" quand les enfants souffrent de la thyroïde...) et le mépris systématique opposé par l'AIEA au nouvelles études basées sur l'observation de la vie dans le Zone par rapport à celles basées sur des critères établis au Japon après les bombardements nucléaires. Là encore aucune remise en cause, nous nous raccrochons à l'existent, même s'il est faux et absurde. A tel point qu'on ne sait pas vraiment ce qui se trame là bas. Vous avez d'ailleurs raison de parler de laboratoire car il y en a d'ailleurs beaucoup installés dans la zone dont un dans une des écoles de Pripyat à côté des serres, mais peu de gens le savent. Comme peu savaient que Tchernobyl a continué à fonctionner des années durant après la Catastrophe, ou que le réacteur N°2 a failli nous rejouer le 26 avril ou encore qu'un gigantesque système de radar est installé juste derrière Pripyat. Pour ma part, je me suis souvent heurtée aussi à ces découvertes, à des informations très contradictoires ou fausses, ou à toute une absence de représentation commune. J'ai parfois eu du mal à trouver les mots justes pour exprimer la réalité de Pripyat mais à chaque fois où la tentation de faire au plus simple se présentait, je me raccrochais à la Catastrophe, avec un C majuscule, le seul mot que les survivants ont utilisé pour parler de ce qui s'est passé et qui continue d'advenir. Ce C majuscule est le symbole d'une réappropriation de l'histoire par ceux qui l'ont vécu et je m'en serais voulu de l'oublier une seule fois pour dériver vers le chiffre brut ou l'information pure. Mais il faudra d'autres mots pour qu'enfin soient reconnus les drames quotidiens des victimes et de leurs enfants.

PC: En dépit d'une multitude de documentaire, on remarque d'ailleurs la quasi absence de fictions tournées sur ou autour de Tchernobyl ou même de Pripyat. C'est étrangement symbolique, comme si au contact de cette terre contaminée, l'imagination devenait à son tour "sans forme, sans odeur, sans goût". Les attentats du 11 septembre, pour citer un exemple proche, un sujet de film pourtant tabou, a déjà inspiré plusieurs fictions. Dans le cas de Tchernobyl, il faut se tourner vers le passé, vers un temps précédant la "Catastrophe" de sept années, pour découvrir une œuvre qui l'évoque avec une justesse quasi prophétique: "Stalker" d'Andréï Tarkovski...

CC: Notre imaginaire occidental échoue à se représenter ce drame comme il échoue à lui donner des mots, s'y refuse presque, c'est sans doute une des raisons qui justifient ce silence troublant du monde cinématographique. Mais je pense, sans établir de hiérarchie dans les douleurs, qu'il est encore impossible de parler de Tchernobyl sans éveiller une conscience politique et écologique qui bouleverserait les idées transmises par les lobbys sur le nucléaire, de surcroît, il reste difficile d'extrapoler un autre visage de l'explosion de la centrale que celui que l'on a pu voir le 26 Avril. Quant à une fiction qui en serait inspirée, il n'y a pas de "happy end" possible, à peine parle-t-on d'en voir simplement un jour la fin... De surcroît, il me semble qu'il y a, dans le cas d'une catastrophe telle que Tchernobyl, un sentiment de punition divine sans rédemption possible (ce n'est d'ailleurs pas pour rien que JL Marteil l'a signalé dans sa préface avec une citation de l'Apocalypse), et en ce moment, le concept de l'homme puni d'avoir trop joué avec le feu n'est pas très vendeur... Enfin, comment représenter les radiations et leurs méfaits ? Il n'y a rien de très visuel là dedans, et c'est sans doute parce qu'il n'en parle pas que Tarkovsky a pu faire un film dessus. Il était un des rares cinéastes à pouvoir représenter la lenteur des enfants de Gomel, l'absence d'humain, la vie qui continue et s'accroche malgré tout, le silence, l'absurde et en faire un chef d'œuvre. Je ne sais pas quel producteur accepterait aujourd'hui de financer un long métrage aussi lent, triste et philosophique, heureusement qu'il avait déjà filmé tout cela avant 1986 ! Quant à ce hiatus dans la chronologie, le réel qui copie la fiction, c'est presque une anecdote tant l'œuvre et la réalité semblent liées intimement, plus encore que si l'une avait suivit l'autre. Il faut garder à l'esprit cette "utilité" de l'art, cette propriété qui consiste à nous servir à appréhender le réel et je trouve pertinent se servir de "stalker" comme tel. Enfin, je tiens à faire remarquer que cette tendance au silence se débloque peu à peu. Il est sorti, il y a quelques mois, un jeu appelé " S.T.A.L.K.E.R.". Il plonge un personnage dans la Zone à la recherche d'une chambre censée garder un secret, suite à une seconde Catastrophe à Tchernobyl. Considérant le travail de scénario, de modélisation, d'immersion nécessaire à sortir un jeu, on peut considérer que, peut être bientôt, le cinéma tournera la caméra vers la Zone.

PC: Vous n'êtes pas allée "physiquement" à Pripyat. Votre imaginaire s'est pourtant approprié la zone d'une manière qui laisse présager d'autres œuvres, sinon une incursion directement sur les lieux. L'envisagez-vous? Et quel pourrait-être, aujourd'hui, le terme d'un tel voyage?


CC : J'éprouve effectivement le désir impérieux de me rendre à Pripyat, comme si j'avais une légitimité à m'y retrouver un jour, comme si un passé là bas où une histoire à y vivre m'attendait. Je pense qu'à m'être autant projetée dans ce lieu, il a laissé une marque profonde chez moi, marque qui a déjà beaucoup influencé mes travaux de fiction. Comme cette part sombre de mon imaginaire est très forte dans mon écriture et que je l'ai identifiée, j'ai aujourd'hui besoin de m'y confronter. Avant d'avoir écrit le livre, je ne trouvais pas cela envisageable. Aujourd'hui, je mesure l'avantage d'avoir attendu, j'ai pu dépasser l'émotion brute et je sais ce que je vais y chercher, une confrontation avec l'obscurité de mon monde intérieur, avec ce territoire sauvage et radioactif. De plus, encore une fois, j'ai l'impression que c'est un besoin qui s'inscrit dans quelque chose de plus grand que moi. Cela va sans doute vous paraître très punk, mais pour une raison de génération, nous sommes les enfants de l'ère atomique et comme nous paierons les erreurs de nos ainés, leur précipitation à se servir d'un pouvoir qu'ils ne maîtrisaient pas et leur acharnement à ne pas voir le danger. Comme cet endroit est le premier à en avoir fait les frais, il incarne notre époque dans sa noirceur technologique, notre niche écologique viciée, notre futur contaminé, notre destin radioactif. Comme certains s'interrogent et aimeraient se rendre à Las Vegas pour éprouver le cynisme de notre époque, d'autre à Auschwitz pour comprendre la déshumanisation et la barbarie, d'autre encore à Mexico pour sa pollution terrible, je tiens à voir de mes yeux la conséquence de notre stupidité. Tous ces lieux sont la noirceur de notre temps, de notre espèce, nous nous devons de les regarder en face sans voyeurisme pour les montrer du doigt quand il faudra prendre des décisions financières, écologiques, humaines qui nous engagerons tous.

PC: Transition parfaite pour vous poser cette question: pourquoi écrire? Pourquoi écrivez-vous?

CC : Ce ne sont que des motivations égoïstes ! J'écris avant tout pour me raconter des histoires et les vivre très intensément, ou pour revivre un moment de ma vie marquant et l'intégrer dans un autre monde. Ceci dit, même si j'écris pour moi, j'espère aider les lecteurs à créer leurs propres images, à vivre le plaisir que j'ai ressenti à écrire le texte. C'est sans doute pour cela que j'ai du mal à écrire des histoires visuelles et que je me refuse à employer un style trop complexe, parce que j'espère que mes lecteurs vont voyager dans leur propre tête et pas dans la mienne. C'est un aspect presque vital, ce contact avec l'autre monde, celui de l'imaginaire, du surnaturel et des possibles et comme je rêvasse plusieurs heures par jour, je me suis dis que je pourrais en faire quelque chose d'un peu plus productif que rester sur mon canapé à regarder le ciel, et devenir passeuse pour aider les autres à visiter leur propre imagination. Cela m'a paru naturel, je passe moi-même souvent par l'art des autres pour supporter et comprendre le monde dans lequel on vit, ainsi, j'ai choisi d'écrire à mon tour pour apporter ma pierre à l'édifice collectif. Par ailleurs, j'aurais aimé écrire aussi des choses plus militantes pour agir mais je souffre du syndrome "Frida Khalo" qui souhaitait à tout prix être une peintre militante et qui ne parvenait qu'à se représenter sans cesse. Or, il se trouve que Pripyat présente la particularité séduisante d'être à la croisée des chemins, entre l'imaginaire et le réel et m'a permis de dénoncer un danger qui me paraît terrible... C'était le premier livre idéal pour moi.

PC: A quelles sources "Pripyat, vert comme l'enfer" a-t-il puisé au cours de son écriture? Pourriez-vous nous rappeler les lectures marquantes, les images, les musiques indissociables qui vous ont nourrie et ouvert le chemin?

CC : Il y a eu deux livres marquants, "La Supplication" de S. Alexievitch et "Les silence de Tchernobyl", un ouvrage de vulgarisation. J'ai jugé qu'il me fallait des bases sur lesquelles m'appuyer avant de me lancer du fait des trop grandes disparités d'informations recueillies sur le net, et celles ci me paraissaient solides : "la Supplication" est un classique, l'ouvrage de référence, et "les silences" est un ouvrage très contemporain compilant un grand nombre d'études et des chiffres sérieux. Pour ce qui est des images, ma mère a beaucoup de photos de sa jeunesse passée dans la banlieue bordelaise, des images si proches de Pripyat qu'elles ont façonné ma vision de la ville et m'ont aidé à y entrer. De même, beaucoup de mon passé s'est déroulé dans des immeubles HLM ou des quartiers populaires. Cet univers m'était donc familier et j'y suis très attachée. Enfin, concernant l'univers musical, sans doute à cause des pianos et de la beauté dans le ravage, j'ai écouté en boucle deux albums de Sheller, "Les machines absurdes" et "Epures". Tant et si bien que pendant plusieurs semaines, ces albums me filaient tellement le cafard que je les ai remisé en attendant la sortie du livre ! Aujourd'hui, je peux les écouter sans y penser trop, mais il aura fallu les dissocier de Pripyat pour que ce soit de nouveau possible. Tout ce monde autour de moi m'a parut essentiel, j'ai construit le livre entre ces tuteurs solides et cela m'a permis une immersion totale dans les photographies, et donc, presque de me rendre là bas pour de bon !

PC: Vous revenez de la 10 e édition du festival: Les Rendez-vous de l'Histoire, à Blois. C'est la première fois que vous présentez "Pripyat: vert comme l'enfer" en public. Quelles ont été les réactions ? Pripyat est-elle devenue un spectre dans la conscience collective ou en mesure ton mieux aujourd'hui toute l'actualité?
CC: J'ai été très surprise de l'accueil du public, à la fois intéressé et très discret. C'était d'autant étrange que les gens parlaient beaucoup autour d'Oradour sur Glane (un autre titre de la collection) et sollicitaient l'auteur également présent avec beaucoup d'émotion parce qu'un avait son père là bas, un autre connaissait un survivant..., alors que presque personne ne souhaitait parler de Pripyat. Finalement, il a été vendu autant de l'un et de l'autre, et je n'ai pas encore réussi à l'expliquer comment il a pu être parmi les titres les plus vendus de "La Louve" sur le salon sans que personne ne s'en rende compte, sans que personne n'ait envie d'en parler. Seulement une personne, militante, m'a interpellée sur le sujet, ainsi qu'un autre, très farouche défendeur du nucléaire. Sur le salon de Toulouse également, le titre s'est plutôt bien vendu et encore une fois, ce fut un militant actif de "Sortir du Nucléaire" qui m'a sollicitée. J'explique cette distance par l'évidence que Tchernobyl fait totalement partie du présent, c'est de l'histoire contemporaine marquée en grande partie par le non-dit et, un peu comme pour la guerre d'Algérie, ce sont des choses qu'on garde pour soi. Si on y pense, il n'y a pas d'inscription de la catastrophe dans les villes de France, même les plus touchées, nous n'avons pas recueilli de population en exil suite à ce désastre, nous n'avons vraiment rien vécu de collectif autour de cela. Pour résumer, Tchernobyl est bien loin d'être oublié, mais reste dans la sphère de l'intime ou du militant. C'est d'ailleurs en partie parce que mon livre n'est pas inscrit dans le militantisme qu'il a retenu l'attention de "Sortir du Nucléaire". Cette réappropriation par la littérature fait de la Catastrophe un objet appréhendable autour duquel parler de ce qui compte vraiment, l'humain et ce que cette Catastrophe a changé, tant dans on quotidien que dans la représentation qu'il se fait à la fois du nucléaire et du tout petit monde dans lequel il vit désormais. Nous ne sommes plus dans la lutte mais dans l'acceptation. Un jour, il faudra régler tout ça, vivre vraiment avec sans faux semblant et j'espère que j'aurais un peu contribué à ce grand pas en avant.

Pripyat, vert comme l’enfer
de Cécilia Colombo
Editions La Louve
Collection : Terre de mémoire - 10€
ISBN-10: 2916488154
ISBN-13: 978-2916488158