Howard McCord, 1959 |
« A quel degré du réel la
réalité
doit-elle se hausser avant de
devenir
crédible à nos yeux ? »
Unique roman du poète Howard McCord, « L’homme qui marchait
sur la lune », réussit une méditation vertigineuse sur le mal, le sacré, ou la
réalité de l’illusion. L'entretien suivant fut publié dans les pages du Magazine des livres (N°33), aujourd'hui défunt, en décembre 2011/janvier 2012. En voici la version complète.
S’il est relativement fréquent, en littérature, de voir l’Amérique
donner naissance à une portée de deux ou trois loups blancs par génération, il
est par contre beaucoup plus rare que ceux-ci mettent bas une oeuvre du même
poil. « En littérature seul ce qui est sauvage
nous attire, nous avait déjà prévenu Thoreau. Un vrai bon livre est quelque chose d’aussi naturel, primitif,
sauvage, d’aussi mystérieux et merveilleux, d’aussi ambrosiaque, d’aussi
prolifique qu’un lichen ou un champignon ». Ou une montagne, aurait pu
ajouter l’ermite de Walden. Une montagne baptisée La Lune «
…en partie prise dans une autre dimension…», précise
Howard McCord, dont « L’homme qui marchait sur la lune », salué par une critique
unanime, est un chef d’oeuvre d’une noire brillance. «
J'ai reçu ce livre un peu comme un ovni, explique Jacques Mailhos, son traducteur.
Un
ovni chargé de nouveauté, d'efficacité, de beauté et de profondeur. En (le)
traduisant, je me suis souvent répété que le paysage littéraire (français, du
moins) serait plus enthousiasmant s'il abritait davantage d'auteurs écrivant
ainsi avec un fusil de précision…dans la pureté balistique de la trajectoire de
chaque phrase, le calibrage parfait des mots, le zéro de la lunette de visée impeccablement
réglé sur la cible… »
Soliloque d’une grande puissance évocatrice, fascinant voyage au
coeur de la psyché humaine, poétique des espaces
sauvages et méditation sur la marche en solitaire, la guerre, le sacré
ou la métaphysique des armes, le roman de McCord est nourri d’un
vécu transcendé par son imagination et servi par un art irréprochable de conteur.
Quatre ans après sa sortie, et au moment où une version poche prolonge sa très
belle lancée, (20 000 exemplaires en France), Howard McCord (79 ans) revient
sur la genèse d'un
livre culte.
En vous penchant, récemment, sur vos premiers pas en
littérature, au début des années cinquante, vous remarquiez: “…Le
thème du solitaire au coeur d’un
espace mental sauvage me fascinait. "L’homme qui marchait
sur la lune" fut la culmination de ce thème
en fiction. » D’où tenez-vous cette fascination ?
J’ai réalisé très tôt que la solitude était, en essence, celle de
la condition humaine. De nature plutôt timide, j’étais entouré d’une famille
très aimante et de quelques amis. Parce que je vivais à plusieurs kilomètres
d’eux, il pouvait s’écouler plusieurs jours sans que je ne voie personne
d’autre que mes parents et ma soeur, de presque quatre ans plus jeune. Je pris
ainsi l’habitude d’être seul et de vagabonder. Ma première longue histoire
remonte à 1939-1940. Je racontais à ma soeur les aventures du « petit homme »
qui possédait une forteresse dans les montagnes Franklin. Leur présence se
profilait à l’horizon, mystérieuse, attirante. J’éprouvais une sensation tenace
d’isolement – non pas d’une manière pathologique -, mais avec cette conviction
que mon contact avec le monde différait de celui des autres. Même si je ne
doutais pas de leur existence, je ressentais la mienne comme distincte de la
leur. Le monde était simultanément merveilleusement mystérieux et rempli de
clarté, à l’image des pensées qu’il m’inspirait. Mon esprit possédait également
un espace naturel sauvage, fait de recoins dérobés et de massifs lointains.
J’ai découvert son territoire grâce aux livres et aux montagnes, deux champs
d’expériences réunis en moi. Cela me fascinait. Les quelques amis de lycée avec
qui je partageais ma passion de la montagne ne partageaient pas celle des livres,
aussi cette partie de ma vie s’intériorisa-t-elle, devenant mon jardin secret. Lorsque
je considère l’écrivain que je suis, je vois un explorateur, non un créateur. Si
j’adopte d’autres voix que la mienne pour raconter ces explorations, le focus principal
demeure toujours mon propre cheminement, celui d’un « je » interrogeant ses
propres perceptions.
« L’homme qui marchait sur la lune » est votre unique
roman. Quelle en fut la genèse ?
Un matin, ce devait être en 1980, je me suis réveillé avec l’image
d’un homme gravissant un arroyo, tout en ajustant son sac, attentif à ses pas
dans l’obscurité qui précède l’aube…Je me suis demandé où il allait, pourquoi,
et qui il pouvait bien être. La plupart de mes nouvelles et poèmes débutent
ainsi, par une phrase, une image. Je n’ai jamais une idée claire de la suite.
Je me contente de suivre le chemin qui se dessine. Et plus j’avance, plus les
détails s’accumulent en réduisant peu à peu le champ des possibilités. L’homme,
ses souvenirs et son identité ont pris ainsi corps en même temps que le
paysage. Son histoire était une apologia pro vita sua, une évasion
en même temps qu’une quête. L’homme la racontait pour conjurer son isolement.
C’est ainsi que tout a commencé. J’écrivais à la machine, à mon bureau sur une
Selectric, et sur une Royal 440, chez moi. Arrivé à une cinquantaine ou soixantaine
de feuilles, je les ai mises de côté. J’ai alors sollicité une bourse auprès du
Fonds national pour les arts, qui me l’a accordée en 1983, en se basant sur le manuscrit.
J’ai très peu avancé après ça, jusqu’au jour où une carte de la romancière
Jaimy Gordon - elle avait fait partie de la commission littéraire à m’attribuer
la bourse -, m’est parvenue. Elle me demandait : « Qu’est-il arrivé à ce type ?
» Après toutes ces années, elle n’avait pas oublié mon histoire. Sa question m’a
incité à m’y remettre. Une fois le roman terminé, je l’ai envoyé à Jaimy qui
l’a aimé. Elle m’a alors suggéré de l’adresser à son éditeur. Ce que j’ai fait
: il l’a accepté. Voilà l’histoire… J’ignore vraiment pourquoi j’ai laissé ce
manuscrit en jachère aussi longtemps. Je devais être absorbé par autre chose.
Georg Gudni (1961-2011) |
William Gasper, le narrateur principal du roman, est un
assassin autant par nature que par profession. L’austérité de sa philosophie
reflète la mystique d’un anarchiste solitaire. Qu’est-ce qui, dans cette
figure, vous a captivé et inspiré ?
Dès que la vision de Gasper, marchant dans le silence de l’arroyo,
m’est apparue, dès que je me suis mis à le suivre, j’ai été sous l’emprise de
sa voix. Elle était calme, ouverte, assurée. Il confiait sans détour ses
pensées. Plus tard, je me suis avisé de ce qu’une telle transparence pouvait
camoufler. Au moment où j’écris un paragraphe ou une phrase, rappelez-vous, je
ne dispose jamais que de quelques bribes de l’histoire. Les pensée et actions
de Gasper me fascinaient. Même si je savais que j’en étais le créateur, l’histoire
se révélait comme d’elle-même. Davantage qu’un démiurge, j’en étais
l’observateur. Je travaille toujours ainsi. C’est un processus que je trouve
enivrant. Mais peut-être cela explique-t-il aussi pourquoi il m’a fallu si
longtemps pour achever ce livre. Toute préparation se déroule, pour une grande
part, à un niveau inconscient, et il n’y a rien que je puisse faire pour la forcer.
J’avais envie de poser des questions au lecteur. Nous possédons des termes comme
assassin, tueur, sniper, meurtrier - tout un nuancier qui va de l’homicide le plus
haineux au plus justifiable, voire accidentel -, comme nous disposons d’une palette
de perceptions, d’états de conscience et de degrés différents d’intelligence, à
l’image de notre réalité physique : depuis l’atome jusqu’aux univers multidimensionnels,
sans parler des champs totalement abstraits des mathématiques et du langage. La
vie ordinaire ne recouvre qu’une infime fraction d’une totalité que nous savons
infiniment plus vaste et complexe. Gasper aime l’ambiguïté inhérente de ces
questions. Il y avait là comme un paradoxe à entendre sa voix, calme et
raisonnable, parler d’un univers aussi vertigineux.
Cette notion de complexité transcendante, symbolisée par
la Lune, une montagne aride où l’ordinaire cohabite avec le sacré, est au coeur
même de votre roman. Dans quelle mesure, l’espace sauvage dans lequel vous avez
grandi, a –t-il contribué à façonner votre regard de poète ?
J’aime la montagne, elle fait depuis toujours partie de mon
paysage. Toutes ces parois et crevasses, ces canyons et recoins cachés,
stimulent mon imagination. Et ce secret qui émane d’elle. Comme notre esprit.
J’ai commencé à parcourir la partie basse des Flanklin à onze ans. Quand j’en
ai eu treize, j’avais gravi son plus haut sommet et découvert une étrange
caverne que peu, j’en suis sûr, connaissent à ce jour. Je consacrais le reste
du temps à dévorer autant de livres que je le pouvais. Je ne l’aurais
probablement pas dit ainsi à l’époque, mais je m’aperçois, aujourd’hui, qu’il y
avait, d’un côté, le monde de l’information, des mots, des livres - et à un degré
moindre, le monde des gens -, et de l’autre, celui des montagnes où culmine la
réalité. En montagne, la médiation des mots n’existe pas. Il n’y a que leur présence,
immédiate. J’aimais cet accès direct. La nature ne tolère pas d’interférence.
Je savais qu’elle ne me haïssait ni ne m’aimait, pas plus qu’elle ne me prêtait
attention. Pour pénétrer sa dimension, il me fallait d’abord connaître et obéir
à ses exigences. Grimper en solo intégral, comme je le faisais avec mes amis,
vous l’enseigne très vite. Gasper avance également sans corde. Et lorsque vous n’avez
pas de corde, vous répondez aux exigences de la paroi rocheuse ou c’est la chute.
La complexité transcendante, telle que je la conçois, est cette mystérieuse échelle
d’une réalité qui va de l’infiniment petit à l’univers pris dans sa totalité,
le tout relié à la conscience et à son historique au cours de l’évolution. Cela
crée une musique complexe. Il ne s’agit peut-être que d’une musique.
Répétition. Variation. Mon vieil ami, Theodore Enslin, me dit que c’est tout ce
que la musique est. Et il sait de quoi il parle ! Ce que j’avais sans doute à
l’esprit, en écrivant mon roman, se rapprochait, en physique, d’une théorie
unifiée de champ [expliquant la nature et le comportement de toute la matière, NDA] avec,
bien sûr, les omissions que toute histoire, et la plupart des théories, comportent
inévitablement. Cela en faisait sans doute trop pour une simple histoire, mais
c’était la seule que je connaissais. La montagne me l’a raconté.
Comment expliquez-vous le succès de votre roman en France
?
Je suis enchanté et quelque peu mystifié. Aux dernières nouvelles,
entre l’édition française et la québécoise, le tirage atteindrait les 23 000
exemplaires. Soit environ dix fois l’édition américaine. Aux USA, la critique a
vu dans ce roman une aventure un peu étrange, fantaisiste. En France, il a été
perçu tel que je l’avais initialement conçu : comme un conte
psycho-philosophique. Je crois que la majorité des lecteurs français l’ont
compris ainsi. En l’écrivant, un si grand nombre des livres qui étaient présent
à mon esprit, étaient d’ailleurs français [« Le mont analogue » de René Daumal,
notamment, NDA]…La philosophie occupe sans doute une place
plus importante dans les écoles françaises que chez nous. J’ai lu les
philosophes dès mon plus jeune âge et suivi, avant ma license, autant de cours
dans cette matière, en plus de l’anglais et de la littérature américaine, que
j’ai pu. On m’avait accordé une bourse d’études avancées en philosophie, mais
je l’ai refusée pour me consacrer, à la place, à la littérature. J’avais le
sentiment que l’approche universitaire de la philosophie serait bien plus
confinée que l’étude littéraire. J’ai toujours préféré le royaume de
l’imagination à celui de la raison.
Nombreux sont les écrivains qui, au début de leur
cheminement, font une rencontre marquante avec un livre ou une oeuvre. Vous
souvenez-vous d’une figure particulière?
J’étais un jeunot (19 ans), sans aucune connaissance de la
littérature contemporaine, lorsque que mon premier mentor, Lafayette Young,
dont j’avais découvert la librairie en me baladant dans San Diego, m’a parlé de
l’oeuvre de Kenneth Patchen. Sleepers awake, son
recueil de poèmes, maniait la typographie, la mise en page et le mystère du
sens, d’une manière que je n’avais jusqu’alors jamais expérimenté. Son roman : Le
journal d’Albion Moonlight, à la fois inventif et sinistre, demeure à
mes yeux un modèle du genre. Avec Patchen, j’avais l’impression de découvrir
une liberté de langage qui permettait de tout dire ou presque. La gamme de
l’expression littéraire se révélait être infiniment plus riche que je n’avais
pu l’imaginer. J’éprouve encore beaucoup de respect pour son intuition et son
génie.
The Journal of Albion Moonlight de Kenneth Patchen |
Votre oeuvre, principalement constituée de poèmes, couvre
une période d’une cinquantaine d’années. Quel regard posez-vous, aujourd’hui,
sur la poésie ?
La poésie a toujours été synonyme de liberté. Elle l’est encore.
Lorsque j’écris ou que je lis, la fatalité humaine cesse d’exister. J’ai connu
la chance tout au long de ma vie. Ne manquant ni d’un toit ni de nourriture, je
n’ai jamais eu l’impression de devoir me battre pour exister. J’ai échappé aux
luttes et à la terreur. J’ai rarement été malade et lorsqu’il m’arrivait de
l’être, je me suis toujours relevé. Je reste fort. Sans fuir la vie pour l’art,
c’est pour moi un enchantement et une grande liberté de me trouver sous l’emprise
de l’imagination, occupé à couvrir la page de mots ou à les savourer, un livre en main.
Le choix d’une narration à la première personne du
singulier, est l’un des points forts de votre roman. Cela induit une sorte de rythme
hypnotique, d’intériorité oraculaire, particulièrement envoûtante. D’une
puissance similaire est la présence magnétique et lointaine de La Lune, la montagne
où nous entraîne William Gasper.
J’emploie cette technique narrative dans la plupart de mes
fictions. La voix m’intéresse pour la musique qu’elle produit au fil de
l’histoire. J’aime l’ambivalence qu’offre, pour le lecteur, un tel procédé. Je
tenais à ce que William Gasper vous apparaisse comme un témoin lucide, honnête,
de ses propres perceptions, un reporter sensible au monde qui l’entoure, et ceci dans le but de
vous entraîner, graduellement, à accepter comme réelles des perceptions de plus
en plus insolites. Je voulais repousser la frontière qui sépare, pour chacun,
la réalité de l’illusion. Des hypothèses métaphysiques communément admises sont
ébranlées par ce que nous révèle Gasper. Loin de l’ignorer, il en discute, et
cela vous entraîne, du moins je l’espère, dans un état d’intéressante
incertitude. Nos sens ne filtrent jusqu’à notre conscience qu’une minuscule
parcelle de la réalité. Intellectuellement, nous le savons et pouvons, grâce à
l’extension des sens qu’offre, aujourd’hui, la technologie, obtenir une
meilleure vue d’ensemble. Mais même cela demeure encore incomplet. Il m’aurait
été difficile de situer cette histoire dans une ville saturée de turbulences psychologiques.
C’est pourquoi, pour ce pèlerinage solitaire, j’ai fait le choix d’un lieu
calme et isolé : celui de La Lune. Même si vous êtes seul, les autres sont
toujours là, quelque part, à participer. Qu’est-ce que le sacré sinon la rencontre
avec l’autre ? Est-ce au final, un conte philosophique ou religieux ? A quel degré
du réel la réalité doit-elle se hausser avant de devenir crédible à nos yeux, lorsque
l’on sait que tout ce nos sens mesurent n’en laisse transparaître qu’une infime
fraction? C’est ce genre de questions que la narration devait véhiculer pour le
lecteur. Je cherchais à créer une prose musicale propice à ces réflexions.
Y a-t-il un aspect essentiel du roman que la critique,
selon vous, a négligé d’approfondir ?
Puisqu’il s’en est trouvé plusieurs pour dire qu’il s’agissait
d’un conte philosophique, quelqu’un aurait pu sans doute se pencher davantage
sur la philosophie en question. William Gasper sait que sa perception et son
expérience du réel divergent du modèle courant. Il a été le témoin de
phénomènes que l’entendement commun déclarerait appartenir à un autre monde.
Même si Gasper ne peut se l’expliquer, toutes ces expériences sont si nettes et
directes qu’il lui est, dès lors, impossible de les réduire à de simples
fantaisies ou des excroissances du réel. Elles appartiennent au réel, quoique
cela soit. Merleau-Ponty remarquait que nous ne pouvons être certains de ce
qui, au juste, crée nos perceptions. Même avec tous les admirables prolongements
de nos sens, via la technologie moderne, notre ignorance reste absolue. Par
nature, Gasper est un moniste : quoi qu'implique la conscience, c’est une
portion du vaste continuum de l’univers, aussi incompréhensible que cela soit pour
nous. Gasper comprend qu’il n’existe pas une méthode supérieure à une autre pour
résoudre le mystère. La nature est un poème, déclarait Thomas Huxlex,
probablement dans un moment d’étourdissement, mais pour Gasper la poésie et la science
sont une. Il sait qu’il n’est pas le seul à vivre des instants de
transcendance. Au fond, il apprécie le mystère que sa propre existence lui
offre et le célèbre en la racontant. Je ne lis plus guère la philosophie, par
contre j’ai une passion pour les biographies de philosophes. Comme les
mathématiciens et les physiciens, ce sont des artistes hors du commun, même
s’ils demeurent, pour la plupart, invisibles pour le reste du monde. Comme des
snipers embusqués dans la montagne.
Howard McCord
Traduction de Jacques Mailhos
Editions Gallmeister (2008)
Editions Gallmeister (2008)
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